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Comment briser le cœur des jeunes filles

  • Photo du rédacteur: Gabe
    Gabe
  • 15 oct. 2024
  • 82 min de lecture


Il y a eu des joies trop profondes pour être décrites avec des mots, et des douleurs que je n'ai pas osé regarder en face.

[Edward Whymper]


Celle-là se souvient des baisers qu'on oublie...Elle n'apprendra pas le désir sans douleurs,

Celle qui voit toujours avec mélancolie

Au fond des soirs d'orgie agoniser les fleurs.

[Renée Vivien]





La rencontre

-Juin-





S'il y a avait bien un truc qui me caractérisait, c'était de désirer ce que je ne pouvais pas avoir. Résultat, j'avais un faible pour les blondes, parce que dans le genre filles de l'air, généralement, elles étaient championnes. Ca faisait peut-être un peu cliché, mais j'ai toujours eu un don particulier pour attirer les ennuis et mes ennuis étaient blondes. Véridique.

Celle-ci était mince et élancée, avec une peau cuivrée dont j'aurai juré qu'elle avait un goût de caramel, si seulement le bon Dieu m'avait laissé mordre dedans. J'ai englouti d'un trait ma coupe de champagne, parce que, certes, ce n'était pas très classe, mais ça restait le meilleur moyen d'échanger quelques mots avec la belle. J'hésitais entre accrocher son regard, crier Mademoiselle ou pointer mon verre du doigt, alors j'ai tout fait en même temps et elle s'est approchée, j'ai commandé une deuxième fine et lorsqu'elle s'est inclinée pour nettoyer le bout de comptoir dont j'occupais l'espace, son parfum s'est glissé jusqu'à mes narines et j'ai pensé : Embrassez-moi ! Avant de me dire que, la conversation restant strictement personnelle, je pouvais sans doute me permettre de lui dire tu. Alors j'ai formulé : Embrasse-moi, et ça sonnait bien aussi.

On pourrait se demander pourquoi je persistais à rêvasser sur ces blondes dont je décriais tant l'existence ; en fait, elles m'attiraient comme un aimant, c'était irrésistible et quoi que je puisse en dire, j'adorais ça. Y a pas de mal à se faire du mal. L'espoir fait vivre. Cochez la bonne réponse.

La fille est revenue avec un verre plein et comme je n'osais toujours rien dire, j'ai souri, j'ai vidé le champagne et j'en ai commandé un autre. Elle a écarquillé les yeux, surprise, la tête légèrement inclinée sur le côté et c'était adorable. Je crois qu'elle attendait une explication, mais comme je n'en avais pas de crédible à offrir, j'ai lancé :

  • Vous êtes nouvelle ici... Non ?

  • Ca va faire trois mois...

  • Je ne viens pas souvent.

  • Pourtant, toute l'équipe a l'air de vous connaître !

  • Je ne viens pas souvent, mais je viens toujours.

Elle a hoché la tête avant de retourner vaquer à ses occupations et je me suis sentie minable. J'ai fermé les yeux, respiré un grand coup en essayant de retrouver son odeur, je voulais l'ancrer à grands coups de pelles dans ma mémoire pour qu'elle n'en sorte jamais ; puis je me suis demandée quelle marque c'était, comment était son salon et si elle aimait les croissants. La concentration, c'était pas mon fort alors j'ai continué comme ça à me poser des questions sans réponses, juste pour le plaisir et quand mes paupières se sont à nouveau décollées de mes orbites, elle était là, une bouteille à la main. Elle a sorti une coupe, puis une autre et j'ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule, gauche, droite, gauche comme quand on traverse la rue mais il n'y avait personne.

Les verres étaient pour nous.

Mon cœur a pianoté Embrasse-moi en morse. J'ai laissé mes neurones abdiquer en français.

Elle a fait un clin d’œil et laissé couler le champagne. On a entrechoqué nos verres et les bulles ont éclaté entre ses lèvres fines, j'ai admiré sa gorge et j'en ai oublié de boire. Mes yeux se sont relevés et elle me dévisageait, mi-curieuse mi-amusée, un peu figue, un peu raisin. Un peu tout ce que j'aime. Ma voix s'est échappée.

  • Quel est votre nom ?

  • Tu peux me tutoyer, dit-elle.

  • Quel est ton nom ?

Elle a ri avec des éclats comme des soleils, avant de s'approcher de mon oreille et c'était un joli nom, un nom sans lequel elle aurait été un peu moins belle et qui rendaient les autres noms un peu moins beaux. J'ai murmuré Embrasse-moi mais seulement pour le dire, pour l'avoir dit au moins une fois ; pour la chaleur particulière que dégageaient ces mots-là, au milieu du bruit et des lumières jaunâtres, de ces visages que je ne connaissais pas et qui ne m'intéressaient plus maintenant qu'il existait une fille comme une étincelle, avec tout ce qu'elle composait de clarté rassurante, d'espoirs fertiles et de projets fous. La nuit me semblait loin, l'éveil avait quelque chose de doux.

Elle m'interrogea :

  • Qu'as-tu dit ?

  • Je pensais au matin.

  • Il n'est pas minuit.

  • A celui qui naît à l'intérieur.

Elle n'ajouta rien. Elle comprenait peut-être et mes sens savouraient son silence parce qu'il n'avait rien de vide. J'avalais une gorgée d'alcool, puis une autre et elle fit de même. Rassurée, ma curiosité s'enhardit, je voulais tout savoir et peu à peu, nos langues se délièrent, elle parla de l'Afrique où elle avait séjourné quelques mois, du cinéma et de Camus, des gens qui avaient croisé sa route, des métiers qu'elle avait fait, il y en avait eu mille et je répondais Paris ! Souvenirs d'écolière, romans noirs et rimes adorées qui d'un coup me brûlaient le souffle, comme des réminiscences de jeunesse et d'amours mortes, pleines de vie à nouveau. Contraste. Elle rit, Attends voir ! riposta-t'elle, ne me dis pas que... Un client attendait et elle s'interrompit, le temps poursuivait sa course effrénée et son corps se déroba l'espace d'un instant, suivi de son ombre, de sa voix, de tout ce qu'elle était et le silence tomba d'un coup, comme un dernier ricochet sur la surface d'un lac, quand l'eau le croque et qu'il ne remonte pas.

Mais entre deux commandes voilà qu'elle revenait, rien n'était perdu ! Elle voulait des poèmes et j'y mettais le ton, le menton relevé, la tragédie feinte et la main suspendue en l'air, tenant un crâne invisible, to be or not to be... mais c'était bien trop aisé encore, alors j'entamais autre chose et nous nous grisions de ces jeux d'enfants, du champagne devenu tiède d'avoir trop reposé entre deux actes, trop attendu entre nos doigts écartés. Je battais des mains au rythme de son rire joyeux, puissant à fissurer les murs, elle esquissa un pas de danse, je tirai ma révérence et nos jambes firent une pause. L'alcool m'étourdissait mais je m'en fichais comme d'une guigne, elle nous servait encore, elle était encore là.

C'était l'heure de la pause, Allons en griller une ! résolut-elle avant de contourner le bar, de passer devant moi et d'indiquer la marche à suivre. Ses reins la sublimaient, bel oiseau de paradis, je l'aurais suivie jusqu'au pied de son lit ou jusqu'au bout du monde et je voulais crier Afrique ! Afrique ! Afrique ! je n'étais plus raisonnable, ça n'avait plus d'importance.

Mon portable entama La lettre à Élise, je décrochai à regret. Deux minutes de conversation et c'était réglé alors je l'éteignis avec satisfaction. L'air était frais dehors mais pas désagréable. Mes yeux scrutèrent le ciel, les étoiles étaient de sortie et ça faisait un paquet de centaines de milliers de points à relier entre eux, comme dans les cahiers de vacances, quand j'étais petite. Elle m'arracha à ma contemplation, curieuse :

  • Qui était-ce ?

  • Un ami... Je dois rentrer.

  • Reste un peu !

Offre irrésistible. Elle s'engouffra à l'intérieur, je fis signe aux étoiles avant de lui emboîter le pas, légère comme jamais. Nos verres étaient déjà prêts. Oh, nuit d'ivresse et de parfum ! Chaque minute s'écoulait avec indifférence ; je l'envoyais valser d'un revers de main, d'une boutade. Désormais, le temps n'était qu'une matière élastique que je régissais au gré de mes humeurs, et voilà qu'il avait renoncé à être, voilà que l'univers entier vivait son premier instant d'éternité et que j'en étais l'instigatrice ! Nous buvions et notre complicité éclaboussait tables et tabourets, clients, serveurs, videurs et s'ils savaient ! Si vous saviez ce que vous manquiez ! A côté de quelle glorieuse simplicité, de quelle intime évidence vous étiez passés ! Il suffisait de si peu pour être bien.

Mais quelques heures plus tard, l'horloge rivée au mur s'anima, le temps reprit son cours. Il nous fallait bien regagner nos quartiers un jour et l'aube se profilait à l'horizon, narquoise et de toute beauté dans sa robe de pourpre et de rose mêlées.

Mais nos adieux s'attardaient tant et tant qu'un des serveurs se détacha du paysage et vint se joindre à la conversation, l'air lubrique, le regard fauve.

La jalousie faisait son œuvre. Il embrassa la fille, avant de se tourner vers moi, persiflant :

  • Embrasse-moi...

La réponse ne se fit pas attendre ; sous les yeux du serveur ébahi, mon oiseau de paradis offrait l'alternative, m'empoigna par le col et mon corps bondit en avant par-dessus le comptoir, si près que sa bouche se posa sur la mienne, d'un mouvement résolu et ferme. Ma pudeur s'abandonnait. Le baiser s'acheva sans un mot et après avoir jeté un bref coup d’œil au garçon abasourdi, elle m'attira une nouvelle fois à elle, lentement, artistiquement, comme si la séduction n'était qu'affaire de révérences. Un sourire se dessinait sur ses lèvres pâles. Je plongeai mes yeux dans les siens, ses iris avaient la couleur du chocolat au lait, piqués ça et là de pépites d'or et d'azur et ils se rapprochaient, encore et encore, inexorablement, mais l'attente était délicieuse. L'espace d'un instant, je me perdis au creux de ses pupilles, dans leur velouté d'ombre et de lumière ; la mélancolie y côtoyait l'ardeur, la résignation, la foi. Était-ce réel? Pouvais-je vraiment savoir, lisait-on l'histoire de nos vies comme dans des livres ouverts, des yeux ouverts, des lignes de la main ?

Elle m'embrassa et j'oubliais. Mutine, sa langue se faufilait entre mes dents, caressait, explorait, se retirait pour mieux revenir, sensuelle et maline, répandre sa saveur et dérober la mienne. C'était le goût du miel, de l'été, des cieux ouverts où, au loin, fuyaient les nuages noirs, un manège enchanté, un lendemain de fête où l'on se retrouve à partager café, cigarettes et pains au lait, un jour de carnaval. La sensation me prenait à bras le corps, m'éparpillait, m'achevait tendrement pendant que ses doigts se collaient à ma nuque, partageaient leur empreinte.

Elle m'enchantait.

L'étreinte se brisa. La marche du monde reprenait.

On nota des numéros de téléphone, une promesse de rendez-vous, une boisson offerte. Je réglai mes dettes, le bar fermait. Un ami m'attendait.


Arrivée à l'appartement, je me glissai entre les draps et leur fraîcheur me dégrisa un peu.

  • Non mais t'as vu l'heure ? ronchonna-t'il, à moitié endormi.

  • Je n'avais pas sommeil.

  • Je t'ai appelée.

Me fendre d'une explication aurait été une injure. Cette nuit-là était mon secret, mon trésor à moi, trop précieux, trop fragile pour être jeté aux loups. Alors, pour le faire taire, je dis :

  • Je n'arrive pas à dormir.

Il s'est approché un peu, puis a posé sa main sur mon ventre et je l'ai laissé me faire l'amour, pendant que son nom à elle se gravait en lettres d'or dans ma mémoire.


Le lendemain, je l'appelai en vain.

Il n'y a rien de pire qu'un téléphone qui s'évertue à sonner dans le vide.

C'était un jour comme un autre.


Le soir-même, je retournai au bar. Elle était en pause et tirait sur sa cigarette, le dos au mur, les yeux dans le vague. J'ai respiré un grand coup et me suis approchée, faussement désinvolte :

  • As-tu eu mon message ?

Elle a sursauté ; elle ne m'avait pas vue.

  • Oui... J'ai manqué de temps, excuse-moi.

J'ai glissé ma main dans la sienne, ma paume se pressait contre sa peau, électrique. J'ai demandé : Embrasse-moi... et elle a éclaté de rire avant de s'exécuter, frivole, insouciante et de confuses pensées se succédaient dans mon crâne, tambourinaient et criaient Retiens-moi, serre-moi fort, étouffe-moi étouffe-moi étouffe-moi je t'en prie mais ma bouche est restée scellée, les mots n'osaient pas, j'ai gardé le silence et elle n'a pas deviné.

Elle a jeté son mégot, il faut que je retourne bosser elle a dit et j'ai hoché la tête, la magie disparaissait, devenait anecdote, méprise, souvenir passé et oublié. J'ai poussé les portes battantes et nous sommes entrées, sauf qu'il n'y avait plus de nous désormais, il n'y avait jamais eu de nous.

Je me suis assise, j'ai entendu: Que désires-tu ? mais je ne comprenais pas, l'engourdissement me gagnait, désir désir désir, ça résonnait comme un écho à l'intérieur, ça n'avait plus de sens.

  • Tout va bien ? s'enquit-elle.

J'ai murmuré : Oui, mais elle n'était pas convaincue alors j'ai souri, Une fine s'il te plaît et elle a tourné les talons, avant de revenir quelques minutes plus tard, une coupe pleine.

J'ai pensé : La fille ne m'aime pas, la fille ne m'aimera jamais et, forts de cette vaine prise de conscience, mais hésitants et naïfs, mes rêves ont envahi sa chevelure platine ; alors j'ai bu une gorgée de champagne et j'ai laissé mon imagination divaguer, en faisant semblant d'y croire.







L'invitation

-Juillet-



  • Grenadine ?

Je ne savais pas trop de quoi j'avais envie, alors j'ai acquiescé. Elle m'a fait signe de m'asseoir, le canapé était en cuir vert, j'ai obéi et il était confortable ; c'était le mot parfait pour décrire le salon d'ailleurs, confortable, accueillant aussi, plein de couleurs chaudes, de lumières tamisées, de plantes et de photos partout, dans des cadres ou accrochées au mur et cela m'a rappelé que chez moi, il n'y avait qu'un poster de New York en noir et blanc, avec deux grandes tours jumelles qui n'existaient plus et un autre de James Dean, aux tons semblables et qui n'existait plus non plus. Ça m'a filé le cafard alors je me suis concentrée sur le canapé. Normalement, j'aurai dû culpabiliser d'être ainsi posée sur un bout de peau morte, parce qu'on avait tué des vaches pour tout cet attirail, mais c'était irrésistible, l'odeur du cuir m'apaisait comme pas deux, j'aurai pu me rouler en boule et dormir comme un bébé, le nez plongé dans un des accoudoirs. Comme je n'étais pas chez moi, j'ai arrêté là mes réflexions pour chercher Éva des yeux, mais elle avait disparu dans la cuisine.

Tout était si calme et tranquille, mon cœur s'agitait comme un fou dans ma poitrine, je pouvais pas m'empêcher d'imaginer que les voisins l'entendaient, comme si un type s'était mis à jouer du tambourin dans la cage d'escalier. Éva est revenue avec deux grenadines dans des verres assortis à la couleur du sirop et j'ai trouvé ça chouette mais je n'ai rien dit, préférant feindre une quinte de toux pour dissimuler les battements assourdissants qui s'échappaient de l'intérieur. Elle n'a pas eu l'air de les entendre, alors je me suis détendue un peu. Elle s'est assise près de moi et on a entamé nos boissons en silence. C'était gentil de sa part de m'accueillir alors qu'elle me connaissait si peu. Je me suis tournée vers elle, la lueur des lampes colorait ses joues, parsemait sa chevelure de zébrures flamboyantes et ses yeux brillaient dans la pénombre, elle était vraiment jolie, je me suis concentrée et, timidement, j'ai déclaré :

  • Merci... Pour tout ça.

  • Aucun problème. Si je ne l'avais pas voulu, tu ne serais pas là !

Elle a esquissé un sourire réconfortant mais je crois qu'elle était gênée aussi, donc pour faire diversion, j'ai désigné d'un coup de menton un des clichés qui ornaient la table basse et d'une voix pleine de tendresse, elle a confié :

  • Mon fils, Paul... Il dort chez un ami.

  • C'est un beau garçon, j'ai dit.

  • C'est toute ma vie.

J'ai envié sa vie.

Elle a fini sa grenadine, ses lèvres avaient pris une couleur cerise, n'importe qui aurait désiré l'embrasser mais je n'étais pas n'importe qui, juste une fille un peu paumée, un peu gauche, qui jurait avec sa robe d'endeuillée au milieu du chatoiement des ornements aux nuances oranges, utile à rien d'autre qu'à combler manques et fantaisies ; pendant un bref instant, j'ai eu envie d'être quelqu'un pour elle, pour ne pas disparaître. Puis mon esprit a balayé cette coûteuse illusion et je l'ai laissée s'effondrer comme un château de cartes, impassible. Éva est partie prendre une douche en me laissant télécommandes et magazines, mais j'étais comme un pantin désarticulé alors je n'ai touché à rien, j'ai attendu, immobile, une vraie statue de sel et lorsqu'elle a quitté la salle de bain, c'était mon tour. Elle m'a donné un tee-shirt et une serviette blanche, pure comme un lys, je me suis sentie sale. J'ai fermé la porte, ôté mes vêtements. Des dizaines de bouteilles de shampoings, de savons et de crèmes trônaient sur les bords de la baignoire dans une harmonie parfaite. Aucune faute de goût, le style était impeccable. J'ai pensé à l'étroitesse de ma douche, aux économies qu'il me fallait pour un flacon de parfum, j'ai eu honte du peu que je possédais. Un grand miroir surplombait le lavabo, mes yeux ont évité le reflet et, à pas feutrés, je me suis glissée dans la baignoire, avant de saisir le pommeau de douche et de laisser couler l'eau chaude le long de mes épaules. Maladroite, les mains crispés, j'ai frotté ma peau de toutes mes forces, elle s'est recouverte de mousse et puis tout est parti d'un coup d'eau. La chair était rouge ; c'était pire qu'avant. Je me suis séchée, j'ai enfilé le tee-shirt, Éva m'attendait dans son lit, plongée dans un roman et c'était un auteur que j'appréciais. Elle a refermé le livre, je me suis allongée et on est resté comme ça plusieurs minutes, avec pour seule musique nos soupirs désaccordés. Son parfum m'enivrait. J'ai lancé pêle-mêle des sujets quelconques, banals à pleurer, le temps qu'il faisait, les grèves des bus, le Qu'il mange donc de la brioche ! de Marie-Antoinette, mais enfin, elle commentait, s'animait, c'est ce qui compte et on a continué comme ça, en laissant filer le temps entre nos doigts. Finalement, j'ai dû l'apprivoiser un peu parce qu'elle a commencé à parler de sa vie, ses blessures se sont peu à peu dévoilées, c'était la face cachée de la lune et je préférais ça, vraiment, parce qu'on sentait qu'elle en avait besoin, que tous ces souvenirs, ces terreurs enfouies s'escrimaient, se débattaient pour sortir à l'air libre. Elle s'est mise à parler sans s'arrêter, jusqu'à en avoir le tournis tant les propos se bousculaient, se suivaient presque malgré elle. Je ne disais rien, j'écoutais, j'étais une éponge et on avait besoin de moi pour absorber les tâches d'encre noire, les ratures que formaient chacun de ses maux. J'étais bien. J'écoutais. Elle mentionna sa mère, son lait empoisonné qui la rendit malade lorsqu'elle téta pour la première fois, qui l'a tua presque et il était là, le résumé de leur relation, de leur existence commune entière ; elle parla de son père, muré dans ses abstractions, aveugle et sourd face aux gémissements de la fillette ; de ses sœurs qui en souffraient, voyaient la vie névrose, ne toléraient pas son refus d'abdiquer, de se laisser étouffer par ces perles de chagrin dont la famille fabriquait des colliers et qu'elle enfilait une à une sur des fils invisibles; des hommes qui l'avaient blessé, de son cœur, de son ventre sans feu désormais ; puis de son enfant, sa fierté, sa douleur. Et tandis que son âme s'ouvrait comme un terrible et merveilleux coquillage, comme la plaie encore fraîche d'un oiseau blessé, l'envie furieuse de l'amener contre moi envahissait mes tripes, parce que je comprenais, parce que son désarroi me touchait aussi, faisait crisser mes os. J'avais envie de jeter mes bras autour de sa taille fine, de lui dire : Regarde, c'est une île, elle te protégera et tu n'auras plus jamais mal, je voulais devenir chasseur de têtes, décapiter les ombres qui grignotaient ces sourires tant aimés, mais ce n'était pas le moment encore, il fallait qu'elle se vide, il fallait tout dire, ce n'était pas assez. Des larmes se formaient au coin des yeux, quelques unes s'accrochaient à ses longs cils noirs, chutaient parfois et n'y tenant plus, impulsive, j'en léchai une pour ne pas qu'elle se perde et se gâche, parce qu'il y avait toujours de l'espoir et que je voulais qu'elle le sache – même quand tout part à vau-l'eau ! et elle ne bougeait pas, scrutait le plafond. J'aurai aimé boire à ses paupières, la soulager, faire de mon mieux. Je formulai quelques mots, cela suffisait-il ? Elle prêtait l'oreille, mais distraitement, perdue dans son introspection, jusqu'à ce que, quelques heures plus tard -nous ne comptions plus- épuisée, à bout de souffle, le débit de sa voix ralentit, se dissolvait posément. L'ennemi reculait, le temps d'une trêve. J'appréciais sa vulnérabilité, non pas comme objet de jouissance mais pour la sensibilité qu'elle dégageait, pour son humanité splendide et imparfaite. Son regard se tourna vers moi, elle rougissait de tant d'aveux, alors j'ai raconté l'histoire de la grenouille à grande bouche pour la distraire, j'étais heureuse pour elle de sa loquacité. Elle posa le bout de ses doigts au creux de mon poignet, puis dit : Merci de m'avoir écoutée, mais je ne demandais rien, sa peau me suffisait. Ses yeux se fermèrent, sa bouche murmura : Tu sens les fruits, tu sens le nectar des pommes ; tu seras Pomme, avant de réclamer, enjouée comme une enfant:

  • Raconte-moi une histoire !

Alors je m'y employai avec ferveur et ça parlait d'un garçon qui osait plonger dans la mer, il dénichait des trésors et quelques instants plus tard, Éva s'endormit ; mais l'histoire ne s'arrêta pas tout de suite, j'avais peur qu'elle ne se réveille. Puis une fois achevée, je me blottis contre elle, l'enroulai comme une couverture sans oser m'assoupir, je pensais : Ne pars pas, oiseau de paradis, ne pars pas. Les premières lueurs du soleil caressaient son visage et ce soir, ce matin, elle était la huitième merveille du monde et j'existais pour en prendre soin.

Et bien longtemps après que le marchand de sable ait tamisé sa poussière d'étoiles sur nos corps alanguis, que les rumeurs de la ville se soient éveillées de l'autre côté des vitres et qu'on ait commencé à entendre défiler les voitures, ma main cherchait encore la sienne ; au cas où.




L'envie

-Août-




J'étais devenue oiseau de nuit à présent, ne m'animant que lorsque mes talons aiguilles claquaient sur le lino du bar. J'adorais l'observer travailler, quand elle me souriait ou clignait de l’œil, quand elle riait de mes plaisanteries idiotes, malhabiles et je me délectais de ces instants comme de cocktails ; c'était un spectacle dont mon enthousiasme ne se lassait pas. Parfois, elle venait m'embrasser, un peu à la dérobée, pour dire bonjour, bonne nuit, parfois, pour le plaisir aussi, enfin je crois. J'attendais la fin de son service et, prenant notre mal en patience, nous en profitions pour siroter quelques verres ensemble, aux heures les plus creuses.

C'était la deuxième fois que je pénétrais dans son appartement, la deuxième fois qu'Eva m'accueillait dans l'intimité de son lit. Il est vrai que nous nous rencontrions souvent à l'extérieur, pour des cafés, des balades, des clopes, des courses, des restaurants, des magasins et c'était bien, mais ce n'était pas pareil. Dans cette pièce, entre ces murs, nos deux présences suscitaient une atmosphère particulière, d'une intensité pétrie de poésie et de paix. C'était un refuge épargné des dieux, oublié du monde, où il faisait bon vivre, où je me laissais mourir et renaître avec désinvolture.

La nuque posée sur l'oreiller, elle alluma une cigarette. Un peu ivre et pas très sage, j'en profitai pour laisser courir mes doigts le long de ses bras et de ses épaules, de ses hanches ou de son ventre ; je voulais tout connaître. Mes désirs se nourrissaient de la finesse de ses traits, de sa peau bronzée au grain délicat, de la douceur des membres que j'explorais avec impatience, fascinée comme pour une œuvre d'art. Nos cuisses, nos mollets s'entortillèrent entre eux, les liens se resserraient, s'intensifièrent.

Je frissonnais.

Timoré, mon visage s'approcha du sien, j'osais, je n'osais pas, j'embrassais son nez, elle embrassa ma bouche. Mes pupilles s'agrandirent, ses yeux la trahissaient ; quelque chose n'allait pas.

  • Que se passe-t'il ?

Son fils la bouleversait, elle avait le cœur lourd. Mes jambes se déroulèrent et je m'assis en tailleur à côté d'elle, sourcils froncés. Elle souffrait, j'avais mal pour elle mais j'étais là, semblable à un soldat expédié en mission humanitaire, prêt à défendre son confort bec et ongles. Alors j'ai dit : Raconte-moi, parce qu'on avait tout le temps et que c'était le genre d'insomnie qui ne me dérangeait pas. Passé et présent confondus, elle fit un résumé de ces trois dernières années, d'une voix douloureuse mais pleine d'affection. Elle parla de l'enfant qu'il était, de l'adulte en devenir, de cette distance qui s'instaurait entre eux et qu'elle ne comprenait pas ; d'actes manqués, d'erreurs, de choix qui l'inquiétaient souvent, des paroles qui la blessaient et qu'il ne regrettait pas. La violence s'amplifiait un peu plus à chaque mésentente, destructrice, sans issue. Ils se cherchaient mais ne se trouvaient pas, mais ne se trouvaient plus et elle aurait voulu l'aider, le protéger, mais ses efforts poursuivaient un mirage, Paul se dérobait sous les caresses, ses conseils il n'en voulait pas. Je l'ai consolée comme j'ai pu, il n'y avait pas de bonne réponse mais je voulais être utile alors, prudemment, j'ai affirmé : L'essentiel est invisible pour les yeux, même si ce n'était pas de moi. J'en savais trop peu pour faire de beaux discours. Elle a hoché la tête, un peu triste, un peu lasse alors j'ai continué à former des mots qui devenaient des phrases, en me mettant à sa place à lui, puis à sa place à elle. Les gens n'avaient jamais eu trop de mal à se confier à moi, c'était le moment de prouver que je n'étais pas trop mauvaise conseillère. J'ai ajouté : Les conflits n'empêchent pas l'amour, l'important c'est de faire de son mieux. Ça semblait pas si mal, elle a répété après moi mais sans le son, juste pour elle-même. Ce n'était pas une grande révélation, mais je crois qu'elle se sentait plus sereine quand même. Plongée dans ses pensées, elle ne me voyait plus. Respectant cette introspection inopinée, je me suis tue et pour s'occuper, mon index a dessiné des cercles autour de son nombril. Allez savoir pourquoi, l'idée d'y cueillir un grain de raisin entre les dents, de le laisser rouler rouler rouler sur la plaine de son ventre tentait mon espièglerie ; les corps et les fruits, leurs contours réguliers, enjolivaient, égayaient pleins et déliés des uns comme des autres. Délice des sens. Je me suis mise à tergiverser intérieurement sur la couleur du grain pendant qu’Éva reprenait ses esprits en douceur. On a poursuivi notre conversation comme si de rien n'était, en agitant des idées sur tout et sur rien, ça allait du dernier Almodovar au goût crémeux des pains au raisin, dont elle raffolait. Mon cerveau droit s'est demandé si elle aimait aussi les croissants, mais je me suis bien gardée de poser la question ; j'aurai pu tomber amoureuse d'une fille qui aimait les croissants et Éva marchait déjà dans mes rêves à cette époque, ce n'était pas le moment de me faire avoir – quand bien même une partie de moi en crevait d'envie ; l'autre, cependant, restait inassouvie, dubitative et pourtant ! quelle tentation c'était, ce petit bout de femme !

Ce dilemme à la noix commençait à me coller des semelles de plomb, alors j'ai laissé tomber.

Mon index s'est mis aux carrés.

Je planais déjà à cent mille à la ronde quand, amusée, elle s'est mise à râlé :

  • Tu me chatouilles !

Mes yeux ont cligné une fois, puis deux, j'ai pensé à ma mère quand elle s'exclamait : Allô la lune, ici la terre, es-tu là? et j'ai fait :

  • Comment ?

  • Les chatouilles...

  • Ah. Oh. Pardon.

Et j'ai lancé, sans trop réfléchir : Tu veux un massage ?

Elle voulait bien.

Je l'ai laissée se tourner sur le ventre avant d'attraper un pot de crème sur la table de chevet. Elle ne manquait jamais ni de lotions en tous genres ni de clopes, ça faisait partie de son charme. Pudique, elle a retiré son débardeur en se mouvant le moins possible ; bienveillantes, mes paupières sont devenues deux volets clos, le temps qu'elle finisse. J'ai grimpé à califourchon dans le creux de ses reins, parce que c'était pratique et que ça me disait bien. Puis, de la crème plein les mains, j'ai laissé mon majeur suivre posément la courbure de sa colonne vertébrale jusqu'au duvet blond de sa nuque, pour qu'elle se sente à l'aise. C'était un contact encore inconnu et je souhaitais ardemment obtenir sa confiance, afin qu'elle ne s'imagine pas que seuls de bas instincts me servaient de guide. Sans doute était-ce ambitieux de ma part, mais je voulais qu'elle prenne conscience de la sensualité qui se dégageait de chaque partie de son être, qu'il soit à la mesure de sa fierté. Elle semblait si fragile en cet instant, si vulnérable. L'image de cette peau au teint hâlé, frémissante pourtant, d'une appréhension contenue ou de la fraîcheur ambiante, me remémorait les paysages enneigés des boules de cristal ; de celles qu'enfant nous placions délicatement entre nos paumes, comme un trésor de glace dont la moindre inattention menaçait flocons et butte de Montmartre. Et c'est avec mille précautions qu'alors on chamboulait cet équilibre convenu, résigné, pour une bourrasque de paillettes légères à la couleur du temps. L'envoûtement s'opérait, il n'y avait plus de crainte, puisque serrée entre nos poings, la précieuse sphère ne risquait rien ; l'enfant ne l'aurait toléré. Et alors que j'en étais là de mes souvenirs, idolâtrant ce corps suave où mes phalanges se déployaient comme des étoiles filantes sur une étendue brune, j'imaginais le cœur de neige dissimulé derrière, ses battements égarés, un peu perdus, de la force qui manquait parfois à celle qui le portait pour continuer, faire un pas de plus, malgré les injustices de la vie, qu'elle n'avait pas méritée.

J'aurais voulu la réparer de l'intérieur, morceau par morceau et que ce soit comme neuf – oui, je donnerai sens au monde en allégeant son fardeau ! Mais en attendant ce quart d'heure de gloire, ou tout du moins cette possibilité, j'ai continué de frictionner son dos avec ménagement. Mes mains ont glissé sur ses hanches, sont remontées le long de ses côtes. J'ai dénoué ses épaules avec mes pouces, je n'avais rien d'une experte mais Éva ne semblait pas mécontente, alors j'ai continué. Désormais, elle était plus décontractée, moins sur ses gardes et nos bavardages ont recommencé. L'éducation. Les livres. Lelouch. Un prochain resto. Paul. L'heure. La famille. Demain. Tout y passait. Elle a attrapé un briquet tant bien que mal sur la table de nuit, le massage a cessé puis repris, cigarette pour elle, noix de crème pour moi. Parfum fruit de la passion. Ça portait bien son nom. Ma tête s'est courbée en avant, ses pores s'imprégnaient des effluves fruités, odeur savoureuse et j'étais gourmande : mes lèvres ont frôlé une omoplate, puis l'autre.

Éva s'est interrompue.

J'ai déposé un baiser à la naissance de son cou, mes ongles taquinaient ses reins.

Éva a terminé sa phrase.

Audacieuse, j'ai continué à l'embrasser de part et d'autre de son dos, un peu plus longtemps à chaque fois.

Éva a entamé une autre conversation.

Le bout de ma langue a goûté le sommet de sa taille, imprimé son sel sur mes papilles, les doigts accrochés à ses côtes.

Elle n'a rien dit.

Je désirai.

Mes jambes se sont repliées, je me suis glissée à côté d'elle, nos narines se frôlaient comme pour les bisous esquimaux et on s'est embrassé, encore, encore. Mes dents ont mordillé sa lèvre inférieure. C'était l'été.

L'oiseau de paradis s'est étendu sur le dos, mon oreille posée à l'endroit du cœur. Je me suis demandée si celui-ci battait pour moi de temps en temps. La réponse m'effrayait. Elle a gentiment repoussé ma tête pour enfiler un vêtement, d'un geste j'ai fait choir une bretelle, avant d'embrasser son sein. C'était nouveau et c'était doux, quelle étrange sensation, comme un éclair dans le ventre. Tout s'est illuminé. Son corps a frissonné, le sentait-elle aussi ? L'incertitude m'a fait rougir ; je l'ai embrassé de nouveau, brièvement, avec un point d'interrogation à la fin et puis mes doigts se sont mêlés aux siens. Un feu naissait en moi, grandissait au fur et à mesure, je me suis sentie coupable. Je ne voulais pas qu’Éva s'imagine que j'étais... Mes pensées étaient pour elle, mais elle, que voulait-elle ? Mes yeux ont inspecté les lignes de sa paume et les lignes de sa paume s'en fichaient.

Le silence s'est brisé, elle a murmuré :

  • Il faut dormir.

Ma bouche s'est posée sur sa poitrine et elle s'est dérobée.

  • Gaby, s'il te plaît... Je ne peux pas.

Le sommeil m'avait quittée depuis longtemps mais j'ai cru l'avoir blessée, alors je me suis lovée contre elle, la lumière s'est éteinte et quelques secondes plus tard, elle s'est assoupit.

Et, abasourdie, je suis restée plantée là, l'envie, la peur au ventre.







 



 



La brûlure

-Septembre-




Une main au-dessus des yeux en guise d'ombrelle, Éva guettait notre arrivée.

A peine Paul avait-il posé le pied par terre qu'elle se précipita pour l'enlacer, courant presque, tant l'impatience de son retour avait grandi en elle, seconde après seconde, depuis l'immobilisation des wagons. On eut dit qu'un an s'était écoulé depuis notre départ, qui datait de moins d'une semaine et j'ai pensé : les mères ont un calendrier à part, avec un coin dans mon sourire, mais sans aigreur. Plutôt avec déférence et sympathie, parce qu'il n'y avait rien de plus touchant que ces brefs instants d'euphorie transparente, disséminée en filigranes au milieu des retrouvailles. C'était un peu la magie des quais de gare.

Nous regagnâmes l'appartement bras dessus bras dessous, le repas était déjà prêt et nous nous sommes mis à table, affamés et joyeux. Entre chaque bouchée, Paul s'étranglait à moitié, trop occupé à exposer notre périple à sa mère, en long, en large et en travers pour prêter attention à ce qu'il avalait. Comme j'approuvais sa version des faits, j'ai gardé le silence, les laissant profiter pleinement de cette complicité, si souvent négligée ces dernières semaines, mais durement gagnée. Il avait l'air heureux, ça faisait plaisir à voir. Les cours commençaient tôt le lendemain, alors, le dessert tout juste consommé, le petit d'homme s'éclipsa dans la salle d'eau et j'en profitai pour voler un baiser à Éva, entre deux assiettes sales et les bulles du liquide vaisselle.

La bonne humeur était contagieuse ; enjouées comme des gamines, un rien nous amusait et notre félicité commune embellissait pièces et cloisons, l'immeuble, le quartier tout entier. Tout en préparant le café, j'en profitai pour me pencher à la fenêtre. Dehors, la lune était pleine, un louis d'or dans ce manteau de ténèbres. Il pleuvait mais ça ne gâchait rien, au contraire, les trottoirs scintillaient et les gouttes transformaient la lueur fade des réverbères en fontaines de miel et d'ambre ; le ciel, la terre nous dédiaient leurs plus belles richesses et nous étions reines. J'ai inspecté la rue, en songeant aux pavés jaunes qui menaient au palais du magicien d'Oz ; et c'était ça, ce que réservait l'avenir ! ce chemin orné de promesses, de lendemains aux camaïeux crépusculaires. Et voici que son carrefour se trouvait en ces lieux, chez mon oiseau de paradis, qu'aucun voyage n'était solitaire.

Une subite et mystérieuse foi en l'humanité m'enveloppa, me recouvra toute entière, semblable à l'auréole d'un cierge aux lumières infinies. J'ai reculé d'un pas, le café était prêt et, tasses fumantes sur un plateau, j'ai rejoint Éva au salon, laissant le soin aux vitres de préserver ces secrètes révélations.

Étendue sur le canapé, elle était plus belle que jamais, avec ses cheveux défaits et gorgés de lumière, ses prunelles pétillantes de malice. Elle portait une robe vaporeuse et claire, qui rehaussait le mordoré de sa peau, raillait la pénombre environnante. Les tasses ont atterri sur la table basse, elle a cambré son dos pour s'étirer avant d'en saisir une. J'ai tiré sur ma jupe, je ressemblais à une poupée de chiffon à côté, un peu grossière, un peu ratée mais qu'importe ! ce délassement lui réussissait et j'aurais vendu mon âme au diable pour que l'allégresse ne cessa jamais.

Paul est parti se coucher et Éva a mêlé ses doigts aux miens. On a discuté un peu, beaucoup, passionnément jusque tard dans la nuit, puis quand la fatigue commença à peser, nous avons rejoint la chambre. Je me suis allongée, son corps a enlacé le mien et elle a niché sa tête au creux de mon épaule. Son haleine échauffait ma peau, je me régalai de son odeur, mon cœur palpitait d'émotions contradictoires, voluptueuses ; j'évoluais sur un nuage de mousse.

  • Pomme, j'ai quelque chose à te dire.

Radieuse comme maintenant, je pouvais tout entendre.

  • J'ai essayé...

Elle a marqué une pause. Le nuage tangua.

  • J'ai essayé de faire l'amour.

Il s'est avéré que je ne pouvais pas tout entendre.

Mon corps a fait un bond de côté, sa joue, ses mains me brûlaient et elle s'est écartée brusquement. Le lit s'est fissuré en deux, nous n'étions plus sur le même rivage. Une douleur fulgurante a envahi mon ventre comme un coup de poignard, et quelle lame acérée, meurtrière ! le cœur a manqué un battement. Je me suis tournée vers elle, nos regards se sont croisés mais ma bouche est restée muette.

Brisée, j'étais vide de mots.

Prudemment, elle a développé. C'était un ancien amant, c'était avant le voyage, c'était pour essayer. La tentative avait échouée, elle s'était rhabillée, elle était repartie. Ça ne me consolait guère.

D'une voix blanche, j'ai murmuré :

  • Pourquoi pas moi... ?

Elle a eu un geste agacé, a déclaré :

  • Tu sais bien que toi, c'est différent !

Et j'ai haï cet homme que je ne connaissais pas, que je ne croiserai jamais. J'ai haï tout ce qu'il était et que je n'étais pas, sa vie, ses mots, ce corps dont j'étais dépourvue, la peau le crâne les os, en ressassant, rageuse: C'est moi la confidente, moi la tendresse, moi la Pomme ; lui n'a rien fait, il n'était rien. Et pourtant, elle l'avait touché, embrassé, cajolé et mon imagination se déploya d'un coup. Je ne contrôlai rien, j'assistais à la scène encore et encore, à m'en rendre malade et la pièce tournait autour de moi. Ma clairvoyance me quitta, plongée dans un trou noir, dans un puits sans fin de détresse, de douleur incontrôlable. Éva méprisait la jalousie et la décevoir faisait plus mal encore.

Mon oiseau de paradis, mon enfer personnel.

Un rouage s'est mis en marche dans mon cerveau, elle avait mentionné le voyage, avant le voyage, avant et elle n'avouait qu'au retour, elle n'avait pas confiance. Un goût de fer a tapissé ma bouche, c'était de l'amertume, j'ai eu un haut-le-cœur mais je n'ai pas bronché. Hébétée, j'ai répété :

(Mon Dieu comme j'ai mal)

  • Pourquoi...

  • Je le connaissais, je savais... Ce n'était pas comme toi.

Elle a soupiré. Le sang battait mes tempes, me déconcentrait. Ma cervelle bouillonnait. Paradoxalement, j'avais froid, si froid, à cause de toi je n'aurai plus jamais chaud et j'ai voulu hurler, exploser comme j'implosais, parce que mes entrailles se déversaient sur le matelas et qu'elle ne voyait rien, mais l'énergie manquait. Épuisée, misérable, ma voix s'est élevée: T'as même pas cherché à essayer, tu n'en as pas parlé, et à l'intérieur tout foutait le camp, stérile, calciné. J'étais un poids mort, un tas de cendres que le vent balayait selon son bon vouloir, balançait ça et là au gré de ses humeurs.

La réaction ne s'est pas faite attendre et une larme s'est détachée de sa paupière. Je l'ai regardée tomber, disparaître dans sa chevelure et Éva s'est recroquevillée sur elle-même en me tournant le dos, avant de sangloter :

  • S'il te plaît, ne me fais pas culpabiliser.

Non, non, je n'étais pas un bourreau, ce n'était pas mon rôle. J'ai regretté mon égoïsme, mes jérémiades déraisonnées, parce que la vérité -aussi pénible soit-elle- c'était que je comprenais son choix. Mon esprit se déchirait, coupé en deux.

Elle et moi.

Elle et lui.

El.Le.

Je me suis ressaisie. Elle avait essayé. Quand bien même son désir n'avait pas abouti, il s'agissait d'un grand pas ; le croque-mitaine tapi dans ses cauchemars avait faibli, il y avait eu une trêve, fugace mais bien réelle et ce n'est pas elle que j'accablais de reproches. C'était moi.

J'en étais désespérément consciente mais la blessure ne s'atténuait guère, refusait de cicatriser.

Amours chiennes.

Cela étant, les débats de conscience attendraient, le moment était mal choisi. J'ai tout bazardé dans un recoin de mon cerveau, avant de me rapprocher d’Éva avec précaution, de l'entourer de mes bras. Ma bouche a picoré son oreille, avant de chuchoter d'un air neutre : Éva, Éva, ce n'est pas grave, tu as bien fait, c'est ma faute, Éva, Éva, je ne t'en veux pas...

Parce qu'elle ne m'appartenait pas, qu'elle était libre et puis,

(Mon Dieu comme j'ai mal)

il fallait savoir se contenter, ne rien surestimer et puis, elle m'appréciait, l'essentiel était là, ne rien exagérer et puis, et puis, et puis... Un questionnement soudain me remit sur les rails.

  • Tu as déjà été amoureuse ?

  • Oui.

Hématome un, ventricule gauche.

Gaby tais-toi.

  • Tu penses que c'était l'amour de ta vie ?

  • Oui...

Hématome deux, ventricule droit.

L'ignorance, c'est le bonheur.

J'ai failli crier Strike ! mais elle n'aurait pas compris et l'humour était jaune, annihilait tout espoir. Mon Dieu comme j'ai mal. Callet a surgi dans ma mémoire, qui conjurait « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes. » et j'incarnais ces mots-là, ils prenaient de l'ampleur. Leur justesse m'enjôlait, leur malheur me flinguait.

Qui étais-je, qu'étions-nous ?

  • Éva...

  • Gaby, écoute, nous parlerons plus tard, il faut dormir maintenant.

J'ai rangé mes doutes dans un tiroir en acquiesçant, en fredonnant dors, mon bébé, dors, dors, dors comme pour une ritournelle et ça m'évitait de raisonner. Elle s'est ruée dans l'inconscience comme on entre en religion et je me suis retrouvée seule avec mes démons, leurs gloussements narquois pour toute recommandation. Excédés, mes restes ont quitté ce lit, cette chambre, ces tuiles trouées au-dessus de ma tête.

J'ai pris mes cliques, mes claques et je suis partie.

La pluie avait cessé, le soleil poignait à l'horizon, colorait le bleu du ciel. J'ai eu envie de cracher sur cet océan renversé, cette illusion peinturlurée qui s'indifférait de tout.

Mes pieds ne me conduisaient nulle part, j'ai pris un bus, puis un autre et encore un autre, un café était en train d'ouvrir alors je suis descendue et je me suis installée au bar. Une fille est arrivée, Qu'est-ce que je vous sers ?

  • Un whisky. On the rocks.

Elle a déliré sur l'heure pendant cinq bonnes minutes en faisant des va-et-vient entre la caisse et moi, pour finalement m'avouer qu'ils n'avaient pas la licence requise.

  • Un expresso alors.

Sa moue a disparu de mon champ de vision avant de revenir avec ma commande, hautaine et revêche. L'irrépressible envie de lui en coller une m'a sauté à la gorge ; au lieu de ça, je l'ai laissé garder la monnaie. Je voulais juste qu'on me foute la paix. La lettre à Élise s'est échappée de mon sac, c'était Éva.

  • Où es-tu ?

  • Je n'arrivais pas à... Fallait que je m'en aille, j'ai répliqué.

  • Bonne nuit alors.

J'allais me jeter à terre, vociférer, tempêter, du dégoût plein les poumons ; mais c'était une idée en l'air, le courage n'y était pas et elle avait déjà raccroché.

L'arôme du café m'a soulagé un peu, mes mains ont encerclé la tasse et je les ai laissées aspirer

(J'ai si froid, où es-tu?)

toute la chaleur possible, jusqu'à ce que, les paumes cramoisies, la douleur devienne insupportable.

Mais ça n'avait rien changé. J'avais des veines qui transportaient de la glace pilée.

Mon front s'est écroulé sur le zinc et je me suis mise à pleurer.






La déclaration

-Octobre-




Jamais plus nous ne mentionnâmes l'autre que je n'étais pas. Et si, de temps à autre, au détour d'une rue ou dans une file d'attente, la confession d’Éva remontait en surface dans l'intention peu louable de faire suinter une plaie laborieusement pansée, ma volonté l'en chassait au plus vite, afin d'éviter les bavures. Certes, le monstre aux yeux verts, soigneusement dissimulé derrière quelque sympathique grimace de mon cru - et à laquelle je ne croyais qu'à moitié - était encore loin d'être hors d'état de nuire ; mais pour l'amour d’Éva, j'apprenais à maîtriser mes transports et passais le tout sous silence.

Il faut dire que ma bonhomie ordinaire avait été longue à revenir suivant ce maudit soir de septembre. Cependant, une logique des plus implacables m'avait offert l'opportunité d'analyser l'aveu sous un autre angle et, peu à peu, j'en étais parvenue à la conclusion que ce que je considérais comme un tourment ineffable avait été pour Éva une opportunité bénéfique : le point de départ d'une lutte contre l'adversité, contre le poids d'un passé qu'elle tentait tant bien que mal d'amoindrir, voire d'anéantir et l'égocentrisme dont j'avais fait preuve m'embarrassait au plus haut point. Le surlendemain, j'étais donc allée gratter à sa porte, pourvue d'une gerbe de roses blanches en guise de mot d'excuse et qu'elle accepta avec plaisir. Nos fréquentations purent alors poursuivre tranquillement leur cours. Dès lors, il ne se passa pas un jour sans que l'une ou l'autre ne donna de ses nouvelles ou n'en prit et cet exquis rituel nous rapprocha plus encore.

Prises par nos engagements respectifs, cela faisait maintenant trois ou quatre semaines que nous ne nous étions point revues et je décidai donc, avec la complicité de Paul, de l'attendre un soir à son appartement. Elle travaillait toute la nuit et ne débauchait donc qu'aux alentours de quatre ou cinq heures du matin, ce qui me laissait un temps considérable pour m'occuper de mille et une manières : travail en retard, amis à visiter, sans oublier les fleurs à acheter, car j'adorais lui en offrir, puisque c'était un peu de ma personne qui survivait à mes visites et rien ne me mettait plus en joie que de les apercevoir emplir les vases du salon. Le tout rapidement accompli, les heures passèrent avec une lenteur insoutenable. Pour faire passer le temps, je décidai d'envoyer un message quelconque à Éva, qui me répondit que je lui manquais, ce qui était une marque d'affection plutôt rare chez elle et des plus réjouissantes, exception faite de la mélancolie latente qui ressortait en toile de fond.

Je me suis allongée sur le lit, Paul dormait, j'ai fini mon livre et j'ai patienté.


Il était cinq heures passées lorsque la serrure de la porte d'entrée se mit à cliqueter. Je ne tenais plus en place et machinalement, je tentai d'aplatir mes cheveux, avec l'espoir futile d'être encore présentable, malgré le somme que j'avais fait, entre deux pouces tournés. L'atmosphère se gonfla d'un lourd parfum, elle marchait dans le salon. Un bruit sourd m'indiqua que ses chaussures étaient à terre, puis les pas se sont rapprochés et soudain, Éva a jailli dans l'encadrement de la porte, poussant un cri de surprise.

Son visage était noyé de larmes.

Je me suis levée d'un coup, folle d'inquiétude, avant de la prendre par les épaules et de la forcer à s'asseoir sur l'édredon. Les questions fusèrent dans tous les sens mais, le corps secoué de spasmes incontrôlables et la gorge ravagée par les sanglots, elle ne répondit pas. Je renonçai, préférant la presser contre ma poitrine, un bras compatissant sur les omoplates. A l'image d'un disque rayé, ma parole se contentait d’égrener une seule et même interjection, un « chut » suave et lent et longtemps, je restai ainsi, en la berçant doucement d'avant en arrière et, progressivement, les soubresauts s'espacèrent, puis disparurent. Sa respiration reprit un mouvement régulier et j'en profitai pour essuyer ses joues trempées d'un revers de main. Son nez renifla un peu, les gémissements s'arrêtèrent et d'un regard encore mal assuré, elle me fit comprendre qu'elle se sentait mieux. Je la libérai de mon étreinte et l'interrogeai de nouveau. Les yeux peuplés d'étoiles vacillantes, les pommettes humides et roses, elle releva la tête et esquissa l'ombre d'un sourire, avant de préciser l'objet de tant d'affliction : le croque-mitaine des sombres rêves revenait se repaître de ses nuits, une violente dispute avait éclatée entre Paul et elle, jetant un voile sur son bien-être et une mésaventure au travail, sans grande importance, avait cependant achevé de l'abattre tout à fait. C'était plus qu'elle ne pouvait supporter en l'espace de si peu de temps et l'obligation de faire bonne figure jusqu'à son retour ici n'avait aidé en rien. Son désarroi était aussi le mien ; j'eus de la peine pour elle. Je la pris dans mes bras une seconde fois et nous parlâmes ensemble de chaque sujet, les mélangeant, les confondant tous, avec pour unique but d'y trouver un remède, sans doute illusoire, mais toujours bon à prendre. Je la soutenais avec toute l'ardeur dont j'étais capable et peut-être n'était-ce pas grand chose, mais je voulais y croire, retenir les morceaux d'elle qui s'effondraient à mesure que les ennuis s’amoncelaient sous son crâne. Mon bonheur dépendait du sien, nous étions liées l'une à l'autre et la corde était des plus solides, la corde devenait toute ma vie à présent.

Mes doigts s'entortillèrent dans ses boucles blondes et nous partageâmes sa douleur dans un baiser affectueux, désolé, mais rempli d'espoirs au combat sans cesse renouvelé. J'aurais voulu être une allumeuse de miracles ; que chaque perle d'acide ou d'acier se changea en fleur épanouie, pareilles aux roses que j'apportai – à la différence près que celles-ci n'embrasaient rien, ne rendaient aucune journée meilleure que la veille. J'ai regretté le bouquet que je venais d'acheter. Impuissante à évincer sa peine, des fleurs n'y réussiraient pas non plus - il eut fallu de plus puissants palliatifs et je ne savais pas quoi. C'est alors qu’Éva remarqua les lys embarrassants, négligemment posés sur son oreiller. Son visage s'éclaira, elle piqua ma joue d'un autre baiser et fila les plonger dans l'eau.

Finalement, l'idée-cadeau n'était pas si mal, la distrayait au moins pour une poignée de secondes de cette mauvaise passe. Elle revient près de moi et, maintenant à genoux sur le lit, elle souriait franchement, mais je n'étais pas dupe ; sous ses longs cils noirs se cachaient bien des ennemis et je n'aimais pas ça du tout. Seulement ! que faire d'autre qu'être là ?

On raconta des souvenirs. Il y avait eu des moments heureux et secrètement, j'espérai en faire partie. Au loin, un oiseau se mit à chanter, pendant que les rayons du soleil tachetaient le dessus de lit d'un jaune vif et chaud. La nature avait son réconfort. Éva me prit par la main et ses cheveux étaient auréolés de lumière incandescente, l'éclat de sa peau me transperçait les reins. Madone des désastres, elle n'en restait pas moins sublime et fière.

Pardonnez-moi Seigneur, j'avais faim de sa voix, de sa bouche, de son cœur.

J'ai pensé : Éva, et toi ?

J'ai dit : Comment te sens-tu ?

Elle allait mieux, merci. Satisfaite, j'ai baisé son épaule et nous nous sommes enfouies sous les couvertures. J'ai dévisagé Éva de profil, de face elle regardait le plafond. Elle semblait encore préoccupée.

  • Éva...

  • Tu es merveilleuse Pomme, tu sais, enchaîna-t'elle.

Mon palpitant a chaviré. J'appréhendais la suite, je ne savais pas m'y prendre avec les compliments, surtout lorsqu'ils venaient d'elle ; véritables feux de joie, ils enflammaient mon âme comme du petit bois. Précieux, précieux grains de fortune aux braises immortelles !

L'oiseau de paradis poursuivit :

  • J'aimerais te dire... Mais ça implique tellement de choses, de conséquences... !

Mes yeux cillèrent. Ne rien interpréter, ne rien hâter, se taire.

Seulement se taire.

La suite ne venait pas, bloquée entre deux gorgées d'air. Éva semblait nerveuse, partagée par des désirs contraires.

A mon tour pourtant, j'eus envie de parler, d'éventrer le fabuleux secret qu'en vain, certaines considérations -si terre à terre cependant ! me conjuraient d'omettre ; j'ai pensé au prix à payer, à ce que me coûterait cette déclaration, au pouvoir effroyable qu'elle détenait.

Mais je n'étais pas quelqu'un de sage.

L'émotion qui se distillait dans mes veines, comme un poison fatal et délicieux, ne jouait à présent que sur une seule et unique partition. C'était le Moment et il n'y aurait pas de seconde chance ; du moins, nulle autre ne recèlerait autant de perfection, d'authenticité, qu'en cette aube aux nuances automnales. Et, alors que par-delà les portes closes, de petites gens déploraient arbres secs et bruine maussade, mon être entier célébrait déjà une renaissance, aux tourbillons dignes des valses de feuilles mortes et qui se refusait d'attendre une autre opportunité, condamnée par avance à être classée moins propice et très certainement, moins spontanée.

Impétueuse et décidée, je me suis alors penchée à l'oreille de l'ensorceleuse et tout bas, tout bas, j'ai soufflé :

  • Je t'aime...

Éva tressaillit, avant d'embrasser délicatement ma bouche, reconnaissante. Je me suis sentie idiote et bien.

  • C'était ça, dit-elle, c'était ça, moi aussi... Je t'aime.

Elle répéta : Je t'aime, encore une fois, comme si elle se croyait incapable de prononcer de telles réalités à voix haute et mon cœur creva, j'évoluais dans du coton. Éva m'aimait et moi, je n'en revenais pas. Hier semblait loin tout à coup, dénué d'importance, comparé à l'existence haute en couleurs qui s'offrait à nous et que nous scellâmes d'une embrassade réitérée et pourtant neuve. Éva reprit :

  • Mais j'ai peur de te faire souffrir.

Et dans un excès de romantisme, peut-être niais, mais qui tombait à pic, je répondis :

  • Tant que tu m'aimeras, je n'aurai jamais mal.

Le leurre était sincère ; et tandis que je m'enfonçais dans les ténèbres, cramponnée à son bras, je m'entendis murmurer : Je suis amoureuse de toi, Éva... Je suis amoureuse de toi... avant de sombrer tout à fait.









La définition

-Novembre-




Au bout du téléphone, Éva s'affole.

Assise sur le banc d'un parc désert, je grelotte, malgré l'épais manteau et l'écharpe en laine dans laquelle je suis emmitouflée. La température a brusquement chuté ces derniers jours et le ciel, d'un bleu éclatant hier, a viré au gris clair du macadam usé. Un amas de nuages sombres se profile à l'horizon, dissimulant l'astre pâle et flou qui, à des milliers d'années lumières de là, ne chauffe plus rien du tout. Une fine couche de givre recouvre le sol, craque sous les coups de pied nerveux dont je martèle les graviers. J'ai la chair de poule alors je quitte le banc pour faire les cents pas dans l'allée, dans l'espoir que l'exercice me stimule un peu ou, du moins, me fasse oublier le courant d'air glacé qui filtrait au travers des collants et je me mets à tourner en rond.

A l'image de cette conversation.

Il y a un silence dans le combiné, entrecoupé ça et là par le son inégal des expirations d’Éva. Le cellulaire calé entre l'épaule et l'oreille, j'applaudis dans le vide pour réchauffer mes mains – ovation saugrenue à la gloire de rien et je pense aux gants qui traînent dans mon armoire depuis des lustres sans jamais servir. Distraite de nature, ces communes étourderies me désespèrent de plus en plus et je ne peux retenir un soupir de lassitude, immédiatement transformé en fumée blanche et ouatée, la nicotine en moins.

Grossière erreur. Éva entend, Éva interprète :

  • Ne joue pas l'effarouchée, je te prie !

J'ai tout mis sur le dos de mes réflexes organiques, elle n'ajoute rien donc je prends le relais, embarrassée :

  • Admets tout de même que ça se défend...

De troublée, sa voix se mue en franche exaspération. La suite s'annonce mal.

  • Gaby, quand je dis non, c'est non ! On n'est rien de tout ça.

Ça va de mal en pis, mais n'étant pas encore prête à lâcher le morceau, je décide de me justifier une fois encore, sûre de moi :

  • Le terme a beau te faire flipper, il n'en reste pas moins adéquate, petite !

Le ton cependant, reste léger et tendre. Après tout, il ne s'agit-là que d'un vulgaire débat sur une définition – personne ne peut sérieusement se déchirer pour si peu... !

C'était bien mal connaître Éva, qui répond, hargneuse :

  • Tu me gonfles. Nous ne sommes pas... ça.

Son obstination commence à me taper sur les nerfs. Je réunis toute la patience du monde avant de claironner :

  • Éva, Éva, ne...

  • Non, non et non, Gaby ! Tout cela est ridicule, je t'apprécie juste de façon amicale et... maternelle et...

J'en reste comme deux ronds de flanc et d'un ton aussi glacé que la température, balance, éberluée :

  • J'ai déjà une mère, merci... Sans rire ! Amicale et maternelle ! AMICALE ET MATERNELLE !

J'imagine son visage livide, les lèvres sèches tétant cigarette sur cigarette en bafouillant des Je me suis mal exprimée, des Ce n'est pas vraiment ça, on est amies et une suite de sons à peine audibles. Fébrile, insatisfaite, je poursuis :

  • Écoute, si tu es redevenue princesse d'hétéroland, balance, qu'on en finisse.

Sa voix flanche. Pour elle, il n'y a plus de royaume, c'est bien loin tout ça. Ne reste qu'un croque-mitaine errant dans les geôles des bas-fonds, vainqueur successif de la foire aux monstres des deux dernières années. La communication a coupé.

Et merde.

Mes chaussures crissent sur le gravier, j'écrase les bris de verre d'un miroir terni et brisé. Je lorgne le sol, la pierre n'a pas de reflet et une immense lassitude m'envahit. La nuit s'écrase inexorablement, un raz-de-marée de néant. La terre, quant à elle, tourne toujours autour de son orbite et j'ai envie de me taper la tête contre les murs, parce que ce n'est pas juste ! cette fuite des heures quand mon petit monde à moi se perce de part en part.

Mes doigts composent le numéro d'Éva. Messagerie. Frustration. Je marmonne des excuses, je quémande, supplie S'il te plaît s'il te plaît rappelle-moi mais elle ne le fait pas. Oscillant entre douleur et commisération, je ravale ma crise de larmes ; pour mieux en inonder sa boîte vocale trois minutes plus tard. Prière sans écho. Mon corps part s'affaler sur le banc, amorphe. Je me remémore l'ami qui, moqueur et désabusé, a conclu dès septembre qu'avoir cette fille dans ma vie, c'était comme inviter une tragédie à domicile et je réalise que Racine n'est pas un de mes auteurs favoris. Prise d'une vive fulgurance, lunatique et désopilante, persuadée qu'il ne s'agit-là que d'un quiproquo insignifiant, le portable ouvert et la bonne humeur revenue, je cite :

« Couple : Deux personnes liées par un sentiment, un intérêt commun » ajoutant à cela quelque farce nappée d'auto-dérision en guise de conclusion, dans l'espoir insensé qu'elle comprenne, qu'elle admette et mon esprit se projette dans l'avenir, en spectateur effacé de nos futurs calembours ; paradis artificiel où Éva et moi nous esclafferons de tout et, surtout, de nos malentendus, de cette aire sur le parcours - faite non pas de repos mais de jeux interdits ; aux règles qui m'échappent mais me rendent avide d'apprendre. Ce n'est qu'une simple erreur, tout s'arrangera.


Ça ne l'a pas fait rire. Elle a écrit Arrêtons-là et la décision est irrévocable. Je la rappelle, mon impuissance retentit dans le vide, comme un zéro pointé à l'abord acéré des lames de rasoir.

Le Petit Robert venait de ruiner ma vie sentimentale et c'était très certainement une première dans la grande anthologie des amours ratés.

Le parc vire au sanctuaire et juchée sur mon banc de lamentations, j'invoque Dieu, Satan et tous les saints dont le nom me revient mais La lettre à Élise a dû se méprendre sur le destinataire. Serrant les poings afin de contenir les relents de rancœur douce-amère qui, à intervalles réguliers, submergent mes muscles autant que mon discernement, l'émotion à fleur de peau, je compte mes échecs auprès de l'oiseau noir lorsqu'une voix, fougueuse, m'expulse hors de ma torpeur:

  • Mademoiselle !

Mon cou fait un écart de quarante degrés cinq. Perché sur le banc voisin, un brun à l'iris noir me détaille avec curiosité. Il a du charme et je le hais.

  • Querelle d'amoureux ?

Rire sans joie, riposte hostile :

  • Depuis combien de temps êtes-vous là ?

  • Assez pour reconnaître un chaos sentimental !

Bondissant d'une image à l'autre, je pense à Éva, à l'amour de sa vie, cloué dans un lointain passé dont je suis exclue ; l'obsession subite d'identifier cette silhouette tant redoutée perfore ma réflexion, malsaine. Il faut que je sache – à quoi ressemble l'amour dans les yeux d'Eva ?

Alors mes yeux scrutent l'Inconnu et je vole son visage.

Puis ma bouche veut des détails, il s'appelle Fabien et je vole son nom.

L'homme de cœur se réveille dans ma mémoire, pantin des désirs toxiques, et je déroule son existence entière sur un écran de cinéma, avec Éva a son bras, rayonnante de l'égoïsme complice des amants heureux ; jusqu'au générique. Clameurs d'un public satisfait. L'illusoire pellicule n'empoisonne que moi. Sur fond noir, les écritures se suivent et se ressemblent, avant de laisser place à une scène imprévue, coupée au montage : l'homme de cœur n'en avait pas, puisqu'il l'avait quittée. Je l'ai envié, traité de tous les noms puis maudit, avant que mon attention ne se déporte ; Éva avait une groupie par-dessus le marché, l'Amoureuse. Seul personnage en monochrome dans cet assaut de couleurs.

La romance tourne à la comédie bouffonne.

Imaginer cet amour qu'on ne me donnait pas était la pire des choses à faire. Je choppe une allumette, un bidon d'essence et le film flambe comme un bout de papier.

Interloqué, le vrai Fabien me fixe toujours. L'esprit en vrac, je gueule CONNARD avant de détaler, assaillie par les images, par toutes ces scènes voraces, maléfiques et tandis que je cours à perdre haleine, fuyant l'invisible à n'en plus distinguer le décor d'ocre et de vert autour de moi, mon pied bute contre une forme dure. Une fraction de seconde, mon corps se retrouve propulsé dans les airs, défiant apesanteur et lois de Newton, avant de retomber lourdement sur le sol, de tout son long et tête la première. Je crache des cailloux avant de faire volte-face, haletante, les membres endoloris et le reste en ruine.

L'ennemi était une pierre.

Bon sang, bon sang, bon sang, on n'a pas idée de foutre des machins pareils sur une allée de promenade ! C'est quoi ce... La neige se met à tomber et je perds le fil. Étalée sur le sol, les bras en croix, je laisse les flocons former sur mes tempes des diamants deux carats, au noyau de nacre et de fumée et qui pleurent pour moi. Le vent siffle à mon oreille, je crie Je t'aime, je t'adore ! et je suis désolée, explique-lui, c'est important. Le vent file sans attendre l'adresse.

Je suis un chien sans collier, rejeté de la seule maîtresse qu'il a connu – de la seule qu'il a jamais aimé. Je rappelle Éva.

En vain.







Le voyage





Étendue de tout son long sur le dessus de lit, Éva rayonnait. J'ai sauté la rejoindre et, semblables à deux tiges de fleurs tressées ensemble, nos corps ont valsé l'un sur l'autre au-dessus du matelas. J'ai pensé à Baudelaire écrivant

Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères

Des divans profonds comme des tombeaux...

Quand tout à coup, l'espace manqua et nous basculâmes dans le vide sans jamais toucher terre.


Accroupie sur le parquet du salon, mes bras se referment sur la poussière. Ahurie, je jette un coup d’œil autour de moi : les meubles ont disparus, Éva, où es-tu?

  • Gabrielle...

Mes pieds pivotent, je relève la tête. En bottes en cuir et porte-jarretelles aux teintes sanglantes, l'oiseau prend la pose, une flamme aguichante au fond de ses prunelles. Sa crinière ébouriffée, d'une blondeur digne des claires matinées estivales, s'apparente à l'éclatant pelage des lionnes et encadre les lignes fines d'une mine arrogante ; les seins hauts, leurs auréoles sablées et le galbe de ses hanches octroient à son maintien une noblesse élégante et raffinée. La simplicité des rubans, du tissu que maintient sa taille, rehausse une beauté qu'elle a naturelle, sans rien soustraire à sa superbe ; d'une classe sans pareille, les gestes qu'elle esquisse d'une main nonchalante ne peuvent s'abaisser à un rendu vulgaire, et c'est l'esprit envoûté que je me relève, mais la pointe aiguisée de ses talons aiguilles me stoppe dans mon élan; Éva me veut servile.

C'est alors qu'une masse invisible me frappe dans le dos et me met à genoux, sous l’œil inquisiteur d'Éva, qui me domine de toute sa hauteur. Subjuguée par ses atours, je reste humble face à l'attention qu'elle me porte, refusant que ma médiocrité souille le prestige d'une idole. Recueillie à ses pieds, mon ouïe guette la parole sainte et, parée de son orgueil comme d'autres de bijoux, Éva supplée au silence par une poigne adroite plantée dans mes cheveux, obligeant ma nuque à se courber. Les paumes retenant ses cuisses, ma bouche baise le cuir sur sa menue cheville avec dévotion et je m'abandonne aux ordres de sa main. Gracieusement, elle laisse mes baisers monter à son genou, puis atteindre sa cuisse, comme de folles araignées aux actions téméraires et arrivée à l'aine, mes désirs se figent : une mélodie fluette s'élève des profondeurs, son couplet entamant

Et d'étranges fleurs sur des étagères,Écloses pour nous sous des cieux plus beaux...

Suspendant mes louanges dans leur exécution, la pièce tournoie et m'expulse de plein fouet contre une bordure en bois. Le front baignant dans une mare olivâtre et râpeuse, je prends quelques minutes avant de réagir : la forme oblongue qui meurtrit mon abdomen est une table de billard, ou plus précisément, la table de billard du bar où travaille Éva. Or, de l'agitation permanente qu'engendre habituellement l'établissement, seul un imperceptible bourdonnement subsiste, issu des machines environnantes. L'endroit semble désert. Alors que je cherche à me relever, un craquement sous mes orteils nus me fait gémir d'effroi. Je baisse les yeux, pour constater avec soulagement qu'il ne s'agit là que d'un monceau de fleurs fanées aux pétales multicolores. Persuadée alors d'être complètement seule, je vais pour me redresser quand une charge violente me saisit par le cou, avant de me tirer en arrière ; l'offensive vient d'Eva. Elle plante ses crocs dans la fibre molle de mon lobe et je ne peux retenir un cri de douleur, royalement ignoré et qui, semble-t'il, encourage ses ardeurs, puisque c'est avec voracité qu'elle s'attaque au reste et, vaincu, mon corps abdique. Les doigts de sa main gauche s'emparent de mon buste, rendent mon ventre tentaculaire. Un frisson électrique bouscule mes artères ; ses ongles pénètrent la chair, acheminent leur plaisante cruauté jusqu'à mes hanches offertes, traçant sur leurs passages de longs sillages pourpres où s'impose son nom. Ses caprices heurtent mon jean et le bouton saute ; elle marque ma peau de ses perversions, descend toujours plus bas ses doigts attentionnés et le plaisir gonfle mes veines déjà saillantes, pendant que sa main droite resserre d'un coup sec l'étreinte de mon cou, pressant la jugulaire.

Je suffoque et mes bras battent l'air, repoussent la tortionnaire. Je me retourne, pétrie d'incandescence et de fureur, avant de me jeter sur elle et nous nous mettons à rouler sur le sol saturé d'odeurs. Je la plaque sous moi, termine le combat et, la colère dans le blanc des yeux, elle resserre ses jambes autour de mon bassin. Nos bouches s'entrechoquent, je bois sa salive et arrache sa lèvre : ma gorge porte son sceau ! c'est à son tour d'appartenir. Je retiens ses poignets dans des cages, on se brûle, on se noie et on s'embrasse encore, quand la raison l'emporte et je dis : Ca n'a pas besoin d'être ça. La radio s'allume et dans les hauts-parleurs, une voix scande

Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux...

En ombres chinoises, nos silhouettes se découpent au-dessus des toits, éclairées de temps à autre par les ampoules jaunâtres des réverbères, qui, une cinquantaine de mètres plus bas, embrasent à l'infini les carrefours des cités. La nuit, d'un noir de jais, est si dense, que chaque étoile semble sortir d'un dessin animé ; d'une taille démesurée, leurs cinq branches, taillées avec soin, virevoltent autour de nous comme autant de lucioles. Il n'y a pas de lune et nous sommes seules à surplomber la ville. Les petites gens, ignorantes et candides, admirent un firmament prohibé à nos tâches de gardiennes.

Repliée à quelques centimètres au-dessus de la plate-forme où nous sommes, Éva, par intermittence, est arrosée d'une peinture opaline qui blanchit son doux visage. Ses yeux de faon s'attardent sur moi avec appréhension et lorsque je me décide à faire un pas, elle recule et d'une voix geignarde, me conjure de ne pas lui faire de mal. Déconcertée, je renouvelle mes allégeances : Jamais, jamais ! et avec défiance, elle s'informe :

  • Alors pourquoi suis-je attachée ?

Elle porte à ses poignets d'épaisses chaînes de fer. Je cours les lui ôter, mais les mailles résistent à mon acharnement. Face à elle, mes yeux se ferment et j'argue : Nous sommes des pécheresses, il faut prier mon ange, mais une fragrance épicée se dégage de sa peau et me déstabilise. J'avance à quatre pattes, suçote son menton de miel. Elle gémit et des gouttes de sel tombent en cascades sur mes joues, ses lèvres sont du sucre et je m'y sustente avec ravissement, en psalmodiant : … Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du Mal pendant qu’Éva, satisfaite, terrorisée, ramène ses genoux au niveau de la poitrine, repousse ma ferveur.

  • Dieu n'est pas là ce soir, ce sont des croques-mitaines ; ne vois-tu pas comme il fait noir ?

Mais l'appétit est sourd, ne fait que répéter : Il faut avoir la foi, car nos cœurs sont des cierges.

La pointe de ses seins est fontaine de jouvence, je crois en ma jeunesse et en sa délivrance, et, le diable au corps, je baise l'intérieur de sa cuisse. Elle frémit de la vague refoulée dans son ventre – passion ankylosée et ricane : Tu adores pour rien, d'un coup de pied vengeur me jette dans le monde. Gabrielle n'a plus d'ailes et j'entends professer

Qui réfléchiront leurs doubles lumières Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux...

Ma vie se disloque dans une boîte aux parois miroitantes. Éva rassemble les morceaux, pendant que la musique, assourdissante, nous vrille les tympans. Les stroboscopes rouges et oranges ont l'aspect des flammes d'un bûcher à nos âmes tourmentées – des femmes nous entourent, forniquent malgré elles. De l'autre côté des vitres sans teint, les charognards affamés attendent leur repas, braillent pour de la viande fraîche, il faut s'exécuter. Éva me serre en pleurant, j'embrasse ses pommettes avec désolation. Les hommes abattent leurs poings sur les parois, qui oscillent. Ils ont payé pour plus. En poupée mécanique, je plume à l'oiseau sa lascivité, sème de piqûres d'insectes le velours de sa peau. Soyons barbares, soyons objets ! Éva l'a bien compris, astique, professionnelle, mes mamelons inanimés. La blonde et la brune sont le clou du spectacle, notre chasteté feinte de sœurs enamourées ne les trompera pas ; elles sont nées chiennes et le resteront, tout le monde n'a pas l'honneur d'avoir une bonne étoile. Les insultes fusent, heurtent nos touchers infidèles. Ils regardent et elle se met à sucer mon nombril, ils regardent et j'appuie sur sa tête à contrecœur. L'observatoire se lasse, a noté nos travers et voilà qu'on nous ordonne de changer de partenaire. Le plaisir ne compte pas, l'orgie doit continuer et Éva s'agrippe à une rouquine cadavérique, avec un sourire triste. Plusieurs squelettes en blouse blanche zigzaguent entre les cobayes et mon maquillage coule, Éva se prend au jeu. Je suis la décrépitude d'un clown malheureux et l'oiseau passe de bouche en bouche, revient vers moi, l'air goguenard, en me conseillant de boire plus, pour nous inhiber moins. Une main de chirurgienne laboure mon sexe sans s'émouvoir ; Éva se flatte d'être ainsi estimée par ces messieurs et s'apprête à singer la dame, quand je l'attrape par le coude, lui colle une paire de claques. Elle réalise, les yeux exhorbités et on se rue ensemble sur une porte de sortie, qui s'ouvre à la volée et nous entraîne dans le néant, pendant qu'au loin, résolument, un homme récite

Un soir fait de rose et de bleu mystique,Nous échangerons un éclair unique,Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux ;

Dans la tiédeur moite et douillette de son lit, Éva rougit. Sa chemise de nuit est trouée, ses cheveux en bataille, elle n'a pas mis de rouge à lèvres. Elle dit :

  • J'ai peur.

Et je dis :

  • J'ai peur aussi.

Ma voix, chevrotante, ajoute :

  • Viens par là... Nous avons tout le temps.

Sa tête s’enfouit dans mon épaule et j'aspire avec bonheur l'odeur fruitée de ses cheveux alors qu'ils couvrent d'or ma sinistre tignasse.

  • Tu sais... Je t'aime comme j'aime les langues de chats ; et je suis folle des langues de chat !

  • Et moi, Pomme, je t'aime... Comme la vache aime l'herbe ! réplique Éva avec humour.

Exaltées, nous pouffons de nos comparaisons, pareilles à deux enfants après un mauvais tour ; puis, le calme revenant, nous parlons d'autre chose, dans le simple but de nous divertir, de relâcher un peu nos nerfs en émoi et Éva en profite pour déposer un baiser de crainte, de désir à l'intérieur de mon cou, légèrement en aval de la mâchoire, sur cette zone particulière où le frôlement le plus délicat se mue en délice aérien et hors du temps. Un fourmillement grimpe le long de ma colonne vertébrale et les sens à l’affût, je me lie à Éva plus étroitement, laissant mes doigts partir à l'aventure sur une côte ou une hanche. Nos embrassades se multiplient, sans pour autant faire preuve de précipitation : nos désirs incarnent une même connivence – où gestes et paroles échangés puisent leur perfection dans la valeur inestimable que nous leur accordons. Avec un respect proche de la dévotion, nous recueillons de cette intimité la moindre sensation, afin que jamais ne survienne quelque regret dont l'usure, à l'avenir, risquerait de corrompre cette échange de douceurs où nous trouvons refuge. Les yeux mi-clos, je subtilise à l'oiseau rare des résidus de chaleur humaine, que ses lèvres entrouvertes offrent généreusement à ma langue enhardie ; son corps élastique et ferme se courbe entre mes bras avec une sensualité nouvelle, que considèrent mes yeux avec émerveillement. Je gratifie son front, ses joues, ses épaules de mes baisers, avant de retirer avec mille précautions sa robe de coton ; sa peau, brune et satinée, s'imprègne des réfractions de la lampe de chevet ; j'ai le ventre-volcan. Sa pureté m'égratigne, son corps est voie lactée et, minutieusement, j'y rafle chaque grain de beauté avec convoitise. Puis je me déshabille et, enchevêtrés ensemble, nos membres ne sont plus que monts, vallées à découvrir, à escalader et à chérir. Fiévreusement, ma bouche s'attarde sur ses seins – remontant, puis descendant à nouveau et j'étanche ma soif à la sueur de ses pores, dont la saveur appartient aux meilleures de ce monde. Protectrices, les cuisses d'Eva étreignent mes hanches avec intensité et, transies et haletantes, nous laissons les émotions s'affranchirent dans nos mains. Je plonge mon regard dans le sien ; elle est l'allégorie de l'amour, elle est tout ce qui vit et je chuchote Je t'aime, je t'aime et dans trois mille ans, je t'aimerai encore ! et Éva se plie, succombe dans un cri.

Sur les murs s'inscrivent

Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,Viendra ranimer, fidèle et joyeux,Les miroirs ternis et les flammes mortes.


Quand soudain je m'éveille.










La trêve

-Décembre-




Cela faisait à présent plus d'un mois qu’Éva m'avait bannie de sa vie. J'avais appelé, écrit, demandé pardon encore, encore, mais mes sollicitations étaient restées infructueuses et au bout de quelques jours, dépitée, j'avais renoncer à toute réconciliation possible, bien que son image n'en finissait pas de se dédoubler dans ma mémoire. C'était donc sous une avalanche d'insomnies – ou, le cas échéant, des songes pervertis d'un subconscient railleur – que s'envolaient les dates sur mon éphéméride, chacune maladivement identique à la précédente et l'esprit perpétuellement noyé dans une mare d'affliction et de féroce mélancolie ; je me trimbalais un cœur de mousse fiché d'aiguilles dont la sensibilité m’exaspérait au plus au point et c'est avec un entêtement doublé de caprice que je tentais d'étrangler les obsessions qui m'assaillaient dès l'aurore.

Cela étant, passées deux semaines, force fut de constater que ma résolution aboutissait à une impasse et je me décidai finalement à cultiver ma douleur avec philosophie, à défaut de passer outre la claque émotionnelle, je m'escrimais à analyser l'effarouchement de l'oiseau, en quêtant des explications, des réponses qui ne venaient pas. D'une nature fort curieuse mais, à mon grand dam ! rarement raisonnable, je spéculais à qui mieux mieux jusqu'à ce que, la période des fêtes approchant, s'impose à moi un choix des plus cornéliens ; ayant acheté les cadeaux de Noël avec une avance frisant l'indécence, je me retrouvais, dès lors, avec deux présents sur les bras dont l'absence d'acquéreurs me peinait ; déjà, parce que Paul n'était en rien responsable de mon infortune, ensuite, parce qu’Éva aurait sûrement apprécié le sien et enfin, parce que les surprises, c'était mon truc : on ne pouvait décemment pas m'enjoindre de garder le magot sans que le geste eut de conséquences dévastatrices sur mon altruisme envers le fils et l'impérieuse volonté de revoir la mère, ne fusse que cinq minutes.

Ce florilège d'intentions plus ou moins avouables l'emporta finalement sur la défaite de novembre et, tout en jurant mentalement de ne pas m'attarder, c'est l'air faussement détaché et aussi à l'aise qu'un poisson hors de l'eau que je frappai à la porte du passé, qui s'ouvrit sur un Paul tout content de ma visite.

La démarche raide, j'entrai donc et Éva, affalée sur le sofa, ne put retenir un hoquet de surprise. Je bafouillai un Je suis là – parce que – Noël – cadeaux pendant qu'elle me proposait un café, que je bus sans sucre, trop intimidée pour en réclamer un, une moitié de fesse posée sur le coin du fauteuil, au cas où -ma diction étant des plus lamentables- l'autre moitié eut déclarée forfait, en prenant la fuite vers la sacro-sainte porte d'entrée.

D'une voix tranquille, Éva s'enquérit de mes nouvelles et je donnai le change en dégageant de mon sac les deux surplus, enveloppés d'emballages quatre fois refaits, puisqu'à l'inverse des cadeaux, le papier, c'était pas mon truc.

Éva et Paul me remercièrent de concert, apparemment ravis du livre pour l'une et du CD pour l'autre et se retrouvaient, désormais, les heureux détenteurs de preuves flagrantes sur la précarité de ma situation financière – puisque, en comparaison, les somptueux bijoux que recevait Éva de ses anciens amants m'auraient contrainte au régime sec pour les quinze mois à venir ; ils et je ne jouaient pas dans la même cour.

Hélas.

Enthousiaste, Éva bouscula mes savantes considérations par un tapotement des doigts sur le cuir du coussin, me conviant, de ce fait, à une place de choix sur le canapé, au plus près de cette bouche dont j'avais tant rêvée et qui s’apprêtait à me céder une bise. D'un pas mal assuré, je me traînai jusqu'à l'oiseau, la laissant aplatir ses joues contre les miennes avec jovialité et c'est avec un embarras tragi-comique que je récitai les lignes rédigées la veille au soir, en élève consciencieuse :

  • Je dois y aller, j'ai des courses à faire, il faut que j'aille en ville.

Certes, la langue de Molière était réputée pour son détail et mon texte, sans nul doute, en manquait vigoureusement ; ma fermeté, cependant, me rendit fière et je répétai les mots une seconde fois, tant pour m'assurer de leur efficacité qu'en guise d'appétissante friandise, dont je mâchais et remâchais la signification et qui, oh joie! de par sa constante et morne répétition m'empêchait de céder totalement à la panique. Pour autant, Éva, fine mouche, remarqua fort judicieusement que, dans le monde réel, c'était dimanche et qui plus est, sa montre indiquait pratiquement dix-neuf heures – heure locale, heure de fermeture, heure de dîner et j'en passe ; ainsi, ma profonde répartie n'avait pas lieu d'être.

L'imbécillité avait trouvée son maître.

Interdite, je réitérai mes prérogatives, remplaçant avec soin « courses » par « choses », affirmai :

  • Je dois y aller, j'ai des choses à faire, il faut que j'aille en ville.

Mais Éva n'écoutait déjà plus et, riche du bonheur de son fils et des menus présents que j'avais apportés, proposa :

  • Allons se faire un resto ! C'est moi qui paie !

Je tentai la mention de nouvelles contraintes, les amis qui attendaient, une soirée salsa, un scrabble, un bingo, la grève des bus et l'imminence d'une troisième guerre mondiale, mais ma voix faiblissait au fur et à mesure que grandissaient ses exhortations et c'est en opinant du chef que j'acceptai finalement sans plus opposer de résistance et j'oubliai volontiers le motif originel de ma venue, puisque se multipliaient ses sourires.

Nous partîmes donc dénicher un restaurant ouvert dans les environs et, une fois tous trois attablés, je reconsidérai mes sentiments, l’œil rivé sur le menu. Éva est heureuse ; le bonheur est ce qui compte ; Éva compte. Thèse bancale, certes, mais qui me remémorait ma mission.

La méfiance en plus.

Les plats arrivèrent et je parlai peu, laissant Paul et Éva entretenir la conversation par-delà moi-même, scindée entre besoins, désirs, prérogatives contradictoires, ballottée entre ces jolies valeurs rigoureusement appliquées dans mon quotidien relationnel - dont l'oiseau avait tendance à se débarrasser d'une pichenette, par peur ou par paresse de ce qu'elles impliquaient – et l'émotion grandissante qui faisait l’ascenseur, bon gré mal gré, des ongles aux orteils et se moquait bien de mon cerveau en panne, tant que le palpitant tressautait toujours, face à la bouche aux dents à l'odeur aux cils à la chemise aux propos à l'intestin grêle aux poumons au rire à l'euphorie au fard aux pensées au shampoing au scintillement d'Eva.

Mon gosier a dégluti une lampée d'eau, il réclamait du rhum, je me suis éclipsée et j'ai grillé trois clopes.


Debout sur le perron, je m'enivrai de la brise, faisant l'apologie d'hypothétiques cancers, quand Éva apparut à mon flanc droit et dit :

  • Tu sais... Sous tes pas, les fleurs éclosent, tu es un vrai soleil. Nous ne sommes pas un couple, nous sommes beaucoup plus, nous sommes tellement plus.

Mais je me tais, je lui en veux. Elle a fait de son silence un fardeau, une condamnation de semaines en semaines, aux ossatures de fin de siècle ; elle m'a tué à petit feu, avec une minutie, une intransigeance inégalées, le sadisme distingué d'un meurtre au couteau à beurre, pendant que j'attendais d'être délivrée par ces Nous sommes.

Son auriculaire a croisé le mien et ma véhémence s'effrita, mes phalanges exultèrent ; je perdais le contrôle, Gabrielle allons il faut parler et les mots fusèrent, rutilants et braves :

  • Ce n'est pas grave.

Ses lèvres ployèrent, ombragèrent ma pommette. Les doutes s'embrasaient. Combustion spontanée. Au devant, les feuilles des platanes bruissèrent insensiblement, s'écartèrent pour former une minuscule fenêtre, avec la nuit pour balcon et, en son centre, soudain, un rougeoiement s'expose, transpire et ses exhalaisons, âcres et sentant le soufre, s'infiltrent dans ma poitrine.

L'espoir a regagné sa maison.

Éva me transforme, Éva m'émeut. Éva me désagrège puis récupère les miettes, jolie petite créature, majestueuse chef d'orchestre et, puisqu'à elle, je suis utile - puisque moi, la passion m'encombre, excessive et sotte, j'accorde mes violons aux trêves où elle s'oublie, où l'amour en bannière laisse choir la croix.

Et puis Éva s'exclame : Rentrons ! il reste le dessert et je pense : Tu es ma raison d'être, tu es ma perdition.

Alors je la suis.









La dispute

-Janvier-




Semée d'embûches, ma relation avec Éva l'était. Le calme à peine revenu, une nouvelle tempête s'élevait, insidieuse, malveillante sous nos épidermes, pareille à une mare d'eau boueuse dont les remous se fortifiaient de crasse, galvanisés qu'ils étaient par nos mutismes, nos reproches implicites. Trop de points de suspension laissés à l'abandon ; on ne se comprenait plus et nos entrevues s'espaçaient de nouveau, souillaient des bribes de dialogues décousus.

Malgré tout, il était convenu qu'Eva, Paul et moi-même fêterions ensemble le nouvel an autour d'un dîner entre proches et ce, avant qu'Eva ne soit obligée de se rendre au travail. Préoccupée par les préparatifs, je lui téléphonais donc régulièrement, afin de s'organiser pour l'achat des victuailles et autres semblables bagatelles. Seulement, Éva, dont le désintérêt du rendez-vous allait croissant de coup de fil en coup de fil, détournait avec cynisme mes élans de collégienne, trop prise par de bien plus nobles priorités et son insolence piétinait mes réjouissances, leur futilité capricieuse face à la perspective d'un festin harassant, qu'il faudrait confectionner, servir, débarrasser, nettoyer et à quoi bon, puisque dans sa famille, ce genre de festivité restait peu mémorable, puisqu'on s'en passait sans difficulté, puisqu'on ne glorifiait pas les fiascos. Ce manque d'allant me faisait offense, forçait ma prévenance à de plus amples démonstrations ; pourtant, malgré l'enthousiasme dont s'arguaient mes apostrophes, la frénésie s'effritait lentement. Au bord de l’écœurement, c'est avec humeur qu'alors je persistais, frustrée de tant d'ingratitude – alors qu'en parallèle, ma bile développait de fracassantes invectives, seconde après seconde, qui s'affichaient telles des frises de bonhommes en papier mâché, à la teinte râpeuse de vieilles rancunes solitaires, trop vives cependant pour périr ou se cristalliser en frasques nostalgiques aux révoltes obsolètes. L'Éva de marbre me décevait, profanait en phrases lapidaires un début d'année d'ores et déjà annoncé comme un naufrage.


Je m'en accommodais : je ne serai jamais lâche alors, en ce matin blanc d'hôpital, j'applique, j'étale, la crème, le fond de teint, la poudre, le gloss et le mascara, je lisse mon plumage corbeau en vraie professionnelle, puis enfile : sous-vêtements, collants, robe noire, talons aiguilles – à l'assortiment choisi, digne d'un soir de gala puisqu'il faut être parfaite, icône à la hauteur de ma fausse assurance; puisqu'il faut être plaisante, hôtesse de moments comme des étoiles filantes.

Mon Dieu faites qu'elle m'aime.

Maintenant assise, jambes croisées, sur l'unique fauteuil, l'horloge rivée à la rétine, je guette les mouvements dans la cage d'escalier. Éva avait promis de passer me chercher et c'est avec fébrilité que je noue et dénoue mes chevilles, dans un sens puis dans l'autre, quand La lettre à Élise déferle sur la chambre, c'est Éva.

Elle ne viendra pas.

En bonne automate, je me lève et j'avance. Taxi ! Vingt minutes plus tard, la porte de son appartement vibre sous mes doigts, puis s'ouvre, je dis Bonsoir Paul et, de la cuisine, Éva m'envoie un sourire que je ne désire plus. Elle cloue ma tempe d'un baiser, rien n'est acheté encore, je suis lassée. On dresse le couvert ; Éva, maniaque, replace couteaux fourchettes et que sais-je après mon passage – manies qui m'amusaient pourtant mais dont la rigueur, ce soir, m'irrite davantage. La télévision nous sert de paravent et Paul augmente le volume, parce qu'il n'y a rien à dire. Nous sommes trois galets sur une plage d'abandon.

J'ai la tête dans les nuages, quand le petit d'homme entame le silence, raconte :

  • Les parents d'un de mes amis divorcent. C'est drôle, il préférerait vivre chez sa mère, il...

  • Tu m'étonnes. Les mères, on en fait ce qu'on en veut, c'est l'avantage, elles sont si faciles à manipuler ! interrompt Éva, railleuse.

Interloqué, Paul cligne des yeux. Il ne l'a pas vu venir et détache ses syllabes : N'im-por-te-quoi ! pendant que sa mère secoue la tête, persiste, s'entête et le ton monte ; je ne veux pas intervenir mais leurs voix, suintantes de reproches, me déchiquettent les tympans et c'est d'une main tremblante que j'attrape Éva par une manche et choppe son sac de l'autre, mentionne courses-poulet-dessert et la traîne jusqu'au palier, avant de balancer, choquée par l'incartade :

  • Non mais à quoi tu joues ?!

  • Oh, parce que c'est moi la méchante, bien entendu !

  • Ca n'a rien à voir ! je m'emporte. Simplement, le petit ne faisait que discuter peinard et toi, tu t'énerves, Dieu sait pourquoi !

Éva croise les bras, les fentes de ses yeux échappent deux gouttes jumelles ; je pense à la douleur et tente de l'étreindre, mais c'est de la colère et son corps me repousse. La gorge nouée, je me jette dans les marches, l'ombre de l'oiseau planant au-dessus de moi et arrivées en bas, les remontrances reprennent, se voilent de médisances.

La fêlure s'étend. Éva crache :

  • De toute façon, tu tires la gueule depuis ton arrivée, toi !

  • De toute façon, tu tires la gueule depuis une semaine, toi ! Tu n'as fait que dénigrer ce repas, mais tu sais quoi, si tu penses que la soirée va être nulle, certes, elle le sera !

J'ironise et l'idée n'est pas bonne.

  • Écoute, j'ai d'autres préoccupations que ces enfantillages, y en a qui travaillent ; c'est bien joli de faire des plans, mais on sait tous ici qui va jouer la bonne ! maugrée Éva et c'est ivre de rage que je dénigre à son rang le statut de victime.

  • Tu es d'une mauvaise foi ! T'ai-je déjà laissée te débrouiller sans offrir de mon aide ?!

  • DE MAUVAISE FOI ! Je n'ai pas le temps pour ce genre de conneries, Gaby ! T'as tendance à oublier que j'ai autre chose à faire de mes journées qu'à me lisser les cheveux, moi!

Éva sait aiguiser ses couteaux. La remarque m'atteint de plein fouet.

Elle prépare la guerre et hargneuse, je rétorque :

  • Et toi, t'as tendance à oublier que j'ai aussi des PUTAINS de SENTIMENTS !

Son teint blêmit d'un coup.

  • Oh oui ! Vas-y ! Dénigre, salis, vomis ! Bien sûr, tout est de ma faute ; bien sûr, c'est moi, rien que moi...

  • Ce n'est pas... Tu exagères !

Il est trop tard pour faire machine arrière. On ne remontera pas le temps.

Alors, on largue nos mots comme des pierres, sur tout et son contraire. Nos sacs de provisions se remplissent d’engueulades et les regards, en chiens de faïence, s'affrontent et se tailladent, sous le fond insipide d'une musique d’ascenseur. Éva et moi nous détruisons avec rage et doigté, jusqu'à ce que, à court de critiques à formuler, le silence s'abatte. Nous rentrons au foyer.

Les invités sont arrivés, profitent de l'apéritif tandis que l'on s'affaire à la cuisine. Le repas, une fois prêt, nous fait à passer à table et, peu à peu, les échangent se dérident. Mais la quiétude est brève, s'efface lorsque, d'une oreille distraite, Éva surprend son fils et un de ses convives en train de la citer, dans une phrase dissolue où le sens se perd. L'émotion exacerbée, aux nerfs encore tendus par la récente dispute, Éva repousse violemment sa chaise. Refuse un nouvel ennemi. En femme bafouée, elle vocifère Qu'avez-vous dit mais seul le 20 heures répercute son cri.

Nul n'a le droit de me juger, surtout sans l'assumer !

L'oiseau s'est envolé – claquemuré dans la salle de bain. Il y a du plomb dans les soupirs restants et mon cerveau bourdonne.

Alors je propose un café.

La cafetière se met en branle, Éva ne répond pas, je prends ça pour un oui et déniche cinq tasses. Paul et hôtes s'agglutinent sur le sofa, sirotent et devisent et moi, le cœur désemparé, je stagne au-dessus de l'évier afin que les verres brillent, fatiguée des intrigues. En lieu et place de mes résolutions, je liste mes regrets.

Bonne année, Gaby ! Bonheur, santé...

Et j'en suis là. Jusqu'à ce que son odeur emplisse mes narines.

  • Viens t'asseoir, s'il te plaît...

Éva est assise sur une des chaises de la cuisine. Sa voix défaille et j'abdique.

  • Pardon Pomme... murmure-t'elle, vraiment... J'ai été idiote...

Elle a des pupilles qui font deux olives noires, enrobées d'excuses et de gratitude. Ses mains viennent abriter mes paumes échauffées.

  • Tu avais raison, tout à l'heure, reprend-elle, j'ai juste... divagué. Je suis tellement... Tu ne devrais pas m'aimer.

Et cette affirmation suffit à m'adopter.

J'aime trop.

J'aime encore plus que trop quand elle est désolée.

  • Ne dis pas ça... Je serai toujours là. Peu importe. Malgré tout. Je serai toujours là.

L'air coupable et discret, elle bécote ma lèvre et je pense Les baisers ne sont pas des asiles à excuses, mais ça fonctionne quand même et mes spéculations se diluent à mesure que rosissent ses pommettes. Elle est rose sans épines, recueillie devant moi. Ses remords ne méritent aucun dédain. Il n'y aura pas de surplus à sa douleur.

Maintenant désarmée, Éva niche sa tête dans le creux de mon cou. Et, tandis que mon majeur flâne sous ses cils alourdis de pluie fine, je laisse ma voix de Pomme seriner doucement :

  • Je serai toujours là.














Les retrouvailles

-Février-




  • Mesdames et messieurs, votre attention s'il vous plaît...

L'avion amorce sa descente. Le front collé au hublot, j'observe la terre vue d'en-haut et bientôt, les minuscules points multicolores qui parsèment la plaine prennent de l'ampleur, se métamorphosent en maisons, piscines, automobiles. Chaque kilomètre parcouru élargit la piste d'atterrissage et l'attente touche à sa fin.

Cela faisait plusieurs semaines que je n'avais pas revu Éva. Pour autant, Janvier m'avait fait oublié mes griefs, réinstaurant une complicité trop longtemps mise de côté et, après un repas de Nouvel An des plus funestes, dans l'ensemble, tout était allé pour le mieux depuis. Ainsi, j'abordais mon arrivée sans appréhension aucune, le cœur débordant d'une rare liesse ; Éva venait me chercher.

L'engin pique du nez et je sens les roues bondir hors de leur écrins d'acier, puis percuter le bitume, vrombir avec rudesse sur la rocaille. Quelques minutes plus tard, le paysage se fige. L'hôtesse nous remercie d'avoir choisi sa compagnie, précise la température extérieure, avant de nous délivrer et, bagage en main, je m'empresse de franchir la courte distance qui me sépare encore des murs grisâtres de l'aéroport. La lourde porte vitrée n'a pas fini de tanguer que mes talons claquent déjà sur le carrelage du hall bondé. A petits pas, je m'approche de l'entrée, scrute les passants autour de moi. Je pense : Seras-tu là ? lorsqu'une main presse mon épaule avec délicatesse. Ma robe, mes jambes virevoltent et Éva me fait face, rayonne de mille feux devant mes yeux ébahis et ses bottines en daim, son chemisier marron, le jean de son short, sa veste de laine aux teintes bariolées impreignent mon esprit de leur humble esthétique. Le charme de ses traits, finement embelli par sa chevelure aux nuances chaleureuses du blé, me happe, immortalise nos retrouvailles en un singulier cliché.

J'archive l'instantané d'une image immortelle.

Ses bras m'enlacent et me délassent. Je plonge mon visage dans sa gorge parfumée, grignote sa mâchoire avec volupté. Mes lèvres mendient un baiser, qu'elle me dédie furtivement, incommodée par tous ces voyageurs grouillant autour de nous. Éva m'examine, Éva se moque, fière de son entrée en matière, avant de m’entraîner jusqu'à sa voiture. J'ai son bras cramponné au mien et le cœur évanescent. La valise dans le coffre, on s'installe à l'avant. Éva démarre, nos propos s'entrecoupent ; il y a tant d'histoires à raconter ! Avec Paul, les rapports s'améliorent. Le travail se passe à merveille. Elle a fait de nouvelles rencontres, aussi intéressantes les unes que les autres, ne dénote nulle anicroche. Sa santé est de fer, son moral au beau fixe. En cet instant, que pourrait-elle désirer de plus ? Ce récit bienheureux me comble de ravissement et je croque sa bouche, ses joues à chaque feu rouge, pratiquement accroupie sur le siège.

  • Pomme, allons, houspille-t'elle en gloussant, tu es en train de rendre fou le vieux au volant de son hybride !

Je jette un coup d’œil dans le rétroviseur : un homme, la soixantaine passée, nous observe, effaré. L'inquisitrice, flanquée côté passager, semble désapprouver nos effusions autant que son époux, saisit son homme à l'encolure. Mais leur mépris m'indiffère et, provocante, je réitère mes ébats.

  • Madame devrait chanter nos louanges – si Monsieur retrouve un brin de libido, ce sera grâce à nous ! Admire ! Ils nous envient, ils se rassurent ; quel talent !

Éva s'esclaffe, tout en essayant – bien inutilement ! de mettre un terme à mes audaces.

  • Je crois plutôt que c'est ta robe qui les perturbe ! Leurs opinions sont aussi courtes qu'elle ! Et au vu de ta position...

Alors je me cambre plus encore, caresse ses cuisses avec malice, jusqu'à ce que les véhiculent empruntent des chemins divergents. Grisées par tant de témérité, le reste du trajet s'effectue dans l'euphorie et, une fois à bon port, Éva manœuvre, se gare devant l'immeuble aux façades cent fois affectionnées. La nuit, glacée, encercle nos silhouettes et nous trottons jusqu'au troisième étage, les corps déjà refroidis sous nos paletots.

Paul nous accueille avec le flegme des jours ordinaires. L'oiseau a retrouvé son nid, volette ça et là en chantonnant Gainsbourg, replace quelques coussins avant de gagner la cuisine. Encore debout près de l'entrée, je reste immobile ; je pense à ma place dans son lit et ça me suffit.

Nous mangeons, buvons, partageons un film dont Paul et moi parodions les répliques - connues et reconnues - hilares. Éva, étourdie par le vin, nous sermonne avec les sourires larges du chat de Cheshire. Ses mimiques, tout en chimères, ne nous impressionnent guère et gracieusement, j'entame un autre verre. A la dérobée, ma main cherche la sienne, parce que je vis de sa peau et son contact transcende nos duels d'antan.

Étreinte éphémère.

Elle se lève, part se doucher. Paul somnole dans le canapé. Ses paupières s'écrasent de sommeil et je lui suggère d'aller dormir. Il obtempère lorsque Éva m'appelle, m'invite à la rejoindre. L'offre m'étonne et me flatte ; cela ne lui ressemble pas. J'arrive en étrangère. Dans la baignoire emplie de savon et de bulles, sa poitrine émerge à peine. L'écume parsème ses membres d'auréoles albâtres et je regarde ailleurs, par respect.

  • Tu veux bien me frotter le dos ? dit-elle.

Ses doigts mouillés me tendent une fleur de douche et, agenouillée derrière elle en croyante asservie, je m'applique à la tâche avec attention. Mes souvenirs défilent sur sa peau comme un théâtre d'ombres. J'imbibe l'éponge d'eau. A chaque friction, les nébuleuses de mousse recouvrent de lumière ces vestiges de ténèbres. Je masse, je donne l'absolution. Que l'amour se meuve, oasis de beauté et de paix, loin de ces terres d'exil où subsistent encore de cuisants souvenirs. Je lave.

C'est un nouveau baptême.

Éva attise mes désirs et je voudrais glisser dans ces eaux salvatrices, ne faire qu'un avec elle. Geste prohibé. Cette chair vierge de nous n'est pas encore prête à ce genre de manœuvre. Éva me refuse sa bénédiction et je m'arrange comme je peux avec mes obsessions.

  • Merci ! Allez, ouste ! J'arrive.

  • Ne pourrais-je pas rester ?

Elle relève la tête, me regarde à l'envers.

  • Tu en veux toujours plus ! Tu es ici, c'est déjà bien, non ?

Je ne veux rien exagérer, alors mes lèvres frôlent ses cheveux trempés et je file m'installer dans la chambre à coucher.


Un livre ouvert sur les genoux, je feuillette sans lire. Éva, embaumée de senteurs printanières, s'allonge à mes côtés. Mes désirs ont froid et je me pelotonne contre elle.

  • Tu m'aimes ?

  • Oui, répond-elle.

Les yeux clos, je quémande :

  • S'il te plaît, pose tes mains sur moi. Personne ne l'a fait. Ils passent, ils souillent, mais ne touchent jamais. Je veux éprouver, je veux connaître.

  • Gaby, je suis exténuée.

  • S'il te plaît.

De mauvaise grâce, sa main se pose sur mon ventre pour une poignée de secondes. Je suis vivante. Je me sens belle.

La paume se retire et je l'attrape au vol, la contraint à ramper au bas de mon sein gauche.

  • Écoute ! Il bat pour toi, poursuivis-je. Cet organe qui palpite, c'est ton enfant.

Éva acquiesce, le temps est écoulé. Je redeviens coquille vide, range cet éclair lucide dans le tiroir aux délices, parmi les billets doux, les roses et les parts du bonheur.

L'oiseau me parle de son petit, alors je me concentre. Elle n'est pas certaine de toujours bien s'y prendre avec lui ; mais c'est une bonne mère et je le sais pour elle. On bifurque. Ses parents l'affligent et je tente de panser ses plaies et de la ressaisir : il faut se battre, ne te laisse pas dépérir, ils ne doivent pas gagner, sois l'indomptée. Frustrée d'impuissance, j'ai l'impression que les mots ne sont pas assez. Je la couvre de baisers, de je t'aime comme des confiseries. J'invente, je rêve parce que j'y crois : nous sommes l'avenir ! il y aura Paul et toi et moi, il y aura une librairie, un chien, l'océan. Là-bas, nous n'aurons jamais mal. Éva échappe un rire miniature, se retourne, commence à sommeiller.

  • C'est loin, tout ça, tu es jeune et je n'ai pas grand-chose à t'apporter ; tu trouveras quelqu'un.

Sa phrase me rend craintive. Il n'y aura qu'elle, je n'aimerai qu'une fois ! Soucieuse, je me penche sur elle, avant de chuchoter d'une voix incertaine :

  • Moi, j'aime trop et j'aime longtemps ; dans ce monde où tout va vite et rien ne dure, est-ce que tu m'en veux ?

Éva sourit.

Éva s'endort.









La méprise

-Mars-





Nos altercations sont des tours de manège. Le premier tour achevé, on s'attend à ce que le cheval de bois en finisse là et déjà, nos pieds effleurent le sol, prêts à partir, à jouir d'autres attractions ; mais voilà que la bête, dans son acharnement, galope de plus belle sous les giboulées.

Alors les tours se suivent et se ressemblent. On évolue en terrain familier et, pourtant, cette constatation n'atténue pas le ressenti. L'épreuve est la même, l'engouement aussi.

Éva rabâche au bout du fil.

  • On en a déjà parlé. J'en suis incapable, tu le sais. Je peux être l'âme sœur, la confidente, l'amie. Rien de plus.

Je lève les yeux au ciel. Le temps est à l'orage et ma frange ruisselle. Machinalement, je tâte le fouillis de mon sac à main en quête d'un parapluie qui gît, bien à l'abri, dans un de mes placards.

Éva me fait cynique.

  • Si tu traites tous tes amis comme moi, je comprends pourquoi ton ex était si jaloux ! je ricane. Nous sommes plus que ça.

  • Certes... convient-elle avec réserve, mais il y a différents... degrés. C'est un... amour amical, disons.

Ma cervelle dissèque accolades, révélations, baisers figés d'antan, soudain ancestraux. Ma cervelle réclame des comptes. Je retrace notre itinéraire, le cœur qu'elle a tracé sur la vitre d'un train qui m'emportait loin d'elle, les Ma douce, Ma fée, Ma chérie, l'aube qui se pavanait sur nos bouches affamées, les démangeaisons dans nos ongles. Je déglutis. Les arguments, prémédités la veille, disparaissent un à un, refusent les questionnements, épouvantés des réponses. Je constate seulement :

  • Tu n'assumes rien, c'est ridicule. Ce n'est qu'un mot, enfin !

  • Tu en veux toujours plus, tu es une éternelle insatisfaite. Soyons amies.

Le dialogue tourne à la vieille rengaine. Je regarde les devantures de magasins, les clients surchargés de paquets. Je suis ici pour une raison mais c'est l'amnésie, alors je pérégrine, m'égare d'une ruelle à l'autre en laissant libre cours à mon désarroi. Les villes sont ainsi faites que leurs clameurs offrent bien des cachettes aux esprits en déroute. On n'est jamais aussi seul qu'à travers une foule – ni aussi convenable. Je m'affaisse donc avec classe et mes mots œuvrent, passablement détachés :

  • Mais, tu m'aimes, non ?

  • Oui. A ma manière.

Faisant fi de tout relativisme, je tranche, bornée :

  • On aime entièrement ou on n'aime pas ! Un point c'est tout !

L'exclamation est de trop. J'ai franchi la limite, le carnage succède à l'absurde. Au bord de l'hystérie, Éva explose :

  • Tu m'emmerdes avec tes excès ! L'idéalisme, très peu pour moi, j'ai passé l'âge. Si tu n'es pas fichue de te contenter de ce que t'as, laissons tomber !

Je m'obstine à nous sauver, affirme :

  • Je ne vivrai que d'absolu ! Ne comprends-tu pas que la résignation, c'est l'agonie ?

  • C'est mon choix, merde ! bouillonne-t'elle. Fais ta vie et lâche-moi.

  • Non, non, attends...

Les mots s'étiolent. Je défaille et mes revendications s'enlisent. Le déjà-vu ne sera pas une finalité, je ne la perdrai pas encore. La voix d'Eva s'escrime dans l'écouteur, dans un flot de paroles qui me glace le sang, je pense Ne me quitte pas Ne me quitte pas Ne me quitte pas et, en proie à une panique incontrôlable, piteusement je bafouille :

  • Excuse-moi, excuse-moi... Je voulais...

  • Arrête de vouloir ! riposte-t'elle, j'ai été très claire, tu étais prévenue et j'ai assez de prises de tête comme ça, si en plus tu t'y mets!

  • D'accord, d'accord, je sais, c'est juste... Une épouvantable méprise.

J'accepte, renie ces dix derniers mois sans plus de sagacité.

Je ne veux pas mourir.

Il pleut des cordes à présent, les passants, affolés, s'abritent sous les porches et les places se vident. Apathique, je laisse mes pieds conduire à l'aveuglette, zigzaguer entre les pots d'échappement d'un embouteillage.

L'oiseau geint :

  • Vraiment Gaby, suis-je si méchante ? T'ai-je déjà menti ?

  • Non, bien sûr que non, ne pleure pas ; je serai ton amie, je serai ce que tu veux.

Sa voix me brise, érafle mes muscles. Je fixe les pointes de mes chaussures. Qu'elle me façonne donc à son image ! Je n'ai plus rien à perdre, elle, tout à gagner et ma détresse n'est pas une empêcheuse de tourner en rond. Quoiqu'il advienne, je resterai. Je n'ai qu'une parole. A tâtons, mes doigts attrapent le paquet de cigarettes qui ballotte au fond de mon sac.

  • Chut... Ça va aller...

Le tabac s'embrase. Je mens effrontément.

  • Pas du tout, reprend-elle, la voix rauque, il y a toi et puis, il y a Paul, on s'est disputé, il ne me parle plus.

C'est une vallée de larmes, alors j'encaisse, prompte et digne, ces minutes infernales et propose un soutien. Mes yeux se relèvent. Son appartement n'est pas loin. Je dis J'arrive et raccroche. Achète trois roses blanches en passant.


J'entre sans cérémonie. Éva, repliée dans le fauteuil, est dans ma ligne de mire. Elle voit les fleurs mais ne s'en soucie plus et je les balance sur la table basse. Il y a des bleus dans ses regards et mes pas se précipitent à son encontre puis, assise, inconfortable, sur l'accoudoir, je grimace un sourire, ceins gauchement sa taille frêle.

  • Explique-moi tout.

Elle raconte et mon oreille, distraite, n'enregistre que débris, parcelles de malaises. Mes osselets flattent ses côtes sans mot dire, trop anéantis pour objecter. Mes lésions éclipsent les siennes et j'ai honte de moi. Été, touchers, cafés-crèmes et serments, fragrances enchanteresses... L'espoir est usé, la toile inachevée.

Je suis peau de chagrin.

Alors j'ébauche un rictus fade, l'engage à sortir dissiper ses nuages. Elle acquiesce. Sa main accroche mon biceps, me brûle comme une brassée d'orties.

Dehors, la pluie s'est arrêtée et mes paupières combattent un fragment de soleil. Le rebord du trottoir nous sacrifie un bloc où s'avachir. Éva, anéantie, égoutte ses pleurs sur mon épaule. Je dis :

  • L'averse ne dure pas. Ce n'est qu'une crise passagère.

  • Qu'est-ce que tu en sais, Gaby ?

  • J'en sais rien mais j'en suis sûre. Tu veux que je t'accompagne au taf ce soir ?

Un peu moins triste, elle hoche la tête puis me détaille :

  • Tu es si jolie... La lumière fait des nœuds dans tes cheveux.

Le compliment me laisse inflexible et Éva se résigne au silence.

Prisées par nos déboires, on traverse les heures en poupées de chiffons, les visages peints d'illusions.


Tout en astiquant le comptoir, Éva me verse un whisky et je suce les glaçons comme autant de souvenirs. Je croise des camarades et les boissons s'empilent. Mon air déconfit ne trompe personne alors je bois, fais de l'histoire un détail. Leurs mines apitoyées s'acharnent sur ma dérive, avides d'informations. Ils ne doivent pas savoir. Je prends l'air extatique, que vivent les boniments ! Je descends un cinquième verre, chiale dans les toilettes et repars crâner auprès de mes pairs.

Quelqu'un mâchonne goulûment ma lèvre inférieure sans rien obtenir de plus qu'une rebuffade gênée. Je ne peux pas. Éva gravite dans la salle. Rebelle et soûle, la convoitise de l'anonyme s'attaque à l'entrejambe. Mon for intérieur aboie Dégage, ma langue, modeste, se contente d'un Je suis indisposée. L'autre change de proie. Je voudrais vomir ma vie sur la table maculée d'alcool ; au lieu de ça, du coin de l’œil, j'observe Éva.

A gorge déployée, ses rires se distribuent ailleurs, ne dépendent pas de moi – cela a-t'il seulement déjà été ? Sans vergogne, elle amadoue l'assistance et son être s'estompe, craquelle nos connivences à chaque interjection, à chaque cajolerie offerte en pâture et je pense Elle n'aura plus besoin de moi et moi,

Je crèverai.

Je crèverai.

Je crèverai.








La célébration

-Avril-





Tenace, je continuais à feinter l'amitié en Tantale supplicié mais philanthrope et, l'anniversaire d'Eva approchant à grandes enjambées, les deux dernières semaines furent employées à dénicher le parfait cadeau : une anthologie des manuscrits de Gainsbourg, qui, depuis lors, reposait indolemment, dans son cocon de kraft, sur le sous-main du bureau.

Les entrevues avec Éva s'étaient faites plutôt rares depuis notre différend – aujourd'hui, cependant, était marqué d'une pierre blanche ; l’événement se devait d'être célébré dignement.


Ainsi, nue devant le miroir et les mains sur les hanches, j'inspecte mon reflet, songeuse. Il est bientôt l'heure de partir, mais un constat ralentit mes affairements. J'ai maigri. Éva était mon pain, Éva était mon eau et, désormais, mon corps proteste, refuse de se nourrir. J'expire mollement et mes épaules se lèvent. Après tout, peu importe. Je n'ai plus envie d'exister.

J'enfile un tee-shirt et un jean, vaporise ma poitrine d'un parfum qu’Éva n'humera pas. Gainsbourg, lys et champagne au fond du sac, il est temps d'y aller.


  • Joyeux anniversaire !

Éva affiche un sourire réservé, me remercie d'un hochement de tête.

  • Les fleurs sont splendides, affirme-t'elle, tout en saisissant un vase près de la cheminée. Je vais les mettre dans l'eau, sers donc le champagne ! Paul ne rentre pas ce soir.

Je m'empare du champagne, de deux coupes dans l'armoire du salon et, une fois le tout déchargé sur la table basse, verse le liquide doré, aux pétillements accentués par la pénombre de la pièce. Au même moment, Éva réapparaît, déleste son récipient sur un des meubles et, la mine radieuse, se place à mes côtés sur le sofa. Le champagne nous relaxe et c'est de vive voix que le dialogue s'instaure, avec, à mon endroit, une ferveur teintée de nostalgie et, au sien, une ferveur tout court. A l'instar de nos conciliabules, les verres ne se désemplissent pas et c'est grisées d'alcool que nous émettons l'idée d'aller au cinéma. La bouteille se transmue en cadavre, puis Éva s'isole dans la salle de bain afin d'ajuster son maquillage, pendant qu'en parallèle, je nettoie sommairement la table.

Éva est prête et une fois vêtues, nous partons flâner dans le quartier. Un peu éméchées d'avoir tant bu, les passages piétons deviennent terrains de folles prouesses, propices aux pas de bourrées, aux rotations fiévreuses. Les yeux poudrés d'étoiles, nous serpentons au travers des venelles, escortées d'une bise au souffle espiègle et tiède qui gonfle nos crinières, hérisse nos avant-bras.

Ces tribulations nous mènent finalement sous le porche du cinéma, lorsque, stupéfaites, Éva et moi réalisons que les tickets pour la dernière séance viennent d'être vendus ; les salles obscures sont closes. Qu'à cela tienne ! Éva propose : dégustation de cocktails ! au pub le plus proche et j'y consens avec entrain. D'un pied léger, nous gagnons la terrasse, fumons cigarette sur cigarette. Éva hèle le serveur, Un mojito, une vodka fraise ! et bientôt, nous faisons face à deux verres pleins au ras bord qu’Éva s'apprête à entamer, quand je lève le mien :

  • A toi !

  • A nous.

Un goût fruit rouge tapisse ma bouche et du bout de la langue, pensive, je tourne et retourne ma paille. Le garçon converse plusieurs minutes avec Éva, puis, assailli par la clientèle, la salue prestement, se rue à l'intérieur et soudainement, à l'oblique, l'oiseau se courbe, baise mes lèvres à leur commissure. Pris de vertiges, mon cœur tangue et déraille. Pourtant, je reste sur mes gardes, répugne à supposer – optant plutôt pour une lampée d'alcool que j'avale à longs traits. Éva, encore une fois, entreprend de me plaire, réitère son geste à l'endroit-même qu'elle vient de quitter et je ne comprends pas. Enfin, elle dit :

  • Pomme, allons danser !

Alors, nos breuvages taris, Éva règle la note et me prend par la taille, m'entraîne en discothèque à cinq cents mètres de là. Serrées l'une contre l'autre, nos jambes titubent vaguement le long de l'itinéraire et, une fois parvenues à la porte blindée qui délimite l'entrée, le videur nous jauge d'un air soupçonneux – avant d'autoriser nos battements de cils à accéder à la piste de danse. On s'approche du bar, je commande deux fines et Éva grimpe sur un tabouret. La musique, tonitruante, nous force tour à tour, en criant presque, à articuler chaque terme à l'oreille de l'autre. Sporadiquement, les stroboscopes illuminent le visage d'Eva qui, sous les flashs rouge-orangés, irradie d'une beauté céleste. Les pupilles écarquillées par tant d'attraits, je contemple l'oiseau rare en candide adoratrice tandis qu'à mon tympan ses apartés s'inclinent, enjôlent d'une voix suave et délicieuse :

  • Je t'aime Pomme... Je t'aime tant, tu sais ! Mais c'est impossible nous deux.

Mon sang se régénère, puise son essence dans l'épanchement suprême de cette bouche carmin. Vigoureusement j'abrège, l'âme folle d'aspirations contradictoires :

  • Rien n'est impossible, Éva ! Je t'aime, toute la peine du monde n'y changerait rien !

  • Je suis trop vieille et pas à la hauteur, Pomme. Je ne sais plus aimer.

  • Il n'y a pas d'âge, enfin ! affirmai-je en secouant la tête , je chasserai tes démons, moi ! Il n'est jamais trop tard.

Éva, attendrie, m'enlace passionnément en humectant mes lèvres de baisers par milliers. Autour de nous, employés et buveurs ne sont plus que personnages flous, trop grossiers, trop incultes pour profaner l'intime havre de paix que nous venons de créer. Et si, par quelque infortuné hasard, l'un d'entre eux vient à infiltrer cette bulle de fortune, sa concupiscence se retrouve bien vite hors d'état de nuire : nous nous suffisons à nous-mêmes.

Ainsi, après bien des embrassades, ma paume ouverte engage Éva à une danse. Je suis piètre danseuse mais Éva, joignant ses mains aux miennes, dégage une aura de confiance décidée et placide ; elle guide mes mouvements et nos corps se frayent un chemin avec fluidité parmi la foule. Du bout des doigts, Éva me pousse puis me ramène contre elle, j'ondule dos à son buste et m'échappe de plus belle quand, habilement, elle s'empare de mon poignet, m'emporte dans d'infinis tourbillons où les fluorescences se brouillent, gravitent comme un unique anneau couleur fil d'Ariane. Dépourvue de repères, je tombe dans ses bras et, la démarche chancelante, suture nos hanches ensemble. Nous ralentissons la cadence et je laisse la chaleur de sa peau colmater mes carences, soigner d'une caresse mes joues rêches d'avoir trop pleurées. Le disc-jockey change de disque, place un morceau plus doux et c'est en fermant les yeux que nous entamons une valse sereine, à la saveur exquise des derniers instants, lorsqu'on sait que la fin appelle à un nouveau départ. La chanteuse se tait ; on rallume les lumières.


Il est plus de six heures lorsque nos pas franchissent la porte de son appartement. L'oiseau a faim, part picorer dans la cuisine. Éva attablée, j'apporte mon cadeau, la regarde déchirer consciencieusement le papier, le cœur battant. Elle pousse un cri de joie, se jette au creux de moi, l'iris étincelant comme un coucher de soleil ; elle souffle Merci, merci, les cornées pataugeant dans la mer. Je demande :

  • Es-tu sûre qu'il te plaît ? J'aurais voulu offrir plus.

  • Pomme, c'est parfait, assure-t'elle.

Éva semble heureuse, emporte le livre dans la chambre avec nous et nous lisons quelques passages, encore abasourdies par les rythmes révolus de la nuit. L'oiseau s'allonge, parcourt amoureusement les pages, s'attarde sur une partition ou quelque griffonnage, en me citant des pans entiers de notes improvisées et le son de sa voix vaut toutes les mélodies. Nos phalanges s’enchevêtrent. Puis, de l'autre main, Éva dépose Gainsbourg sur la table de chevet ; d'une pichenette, coupe l'interrupteur.

Rassemblant tout mon courage, je dis avec réserve :

  • Éva... Il va falloir choisir. C'est soit l'amour, soit l'amitié ; je deviens complètement dingue, je ne peux plus vivre ainsi. Et si tu préfères que nous ne soyons qu'amies, tu dois tuer Pomme. Une bonne fois pour toutes.

  • Je sais.

  • Je te laisse y réfléchir, conclus-je, dors maintenant.

Éva m'embrasse, libère mes doigts, se met en position fœtal. En aveugle, j'épie le meuble d'en face et ma bouche s'étire, trace l'ombre d'un sourire. Je me remémore la discothèque, sa confession. Si elle m'a fait souffrir, c'est parce qu'elle avait peur ; mais je suis sortie vainqueur de ces mises à l'épreuve. Dès demain, tout ira de nouveau bien, parce qu’Éva m'aime : elle me l'a dit. Je le sais et ça ne s'invente pas.

Ma tête s'ébroue, ivre de certitudes.

Non ! ça ne s'invente pas.








La chute

-Mai-




Il y a une semaine, j'avais une requête.

Hier, je l'ai réitéré.

Hier, Éva a écrit : Je n'attends rien de toi, c'est toi qui viens à moi et je t'accueille avec plaisir et ça ne veut rien dire.

Nuit blanche.


Aujourd'hui, je reste debout devant sa porte, la main sur la poignée, sans oser achever mon geste. Mes cernes sont creusées, mon teint cireux. Je n'ai bu qu'un café en guise de déjeuner et mon estomac a des crampes. J'essaie de me détendre.

Cet après-midi, nous irons nous promener. Nous nous délecterons du ciel bleu, des charmes printaniers du grand parc, au centre-ville. Peut-être, aussi, nous achèterai-je des crèmes glacées, aromatisées à la framboise ; Éva raffole des framboises. Nous discuterons plus tard. Il y a bien le temps. J’emplis une dernière fois mes poumons d'oxygène, avant de m'engouffrer dans l'appartement.

Éva est encore au lit. Je m'incline et sa bouche se détourne. Humiliée, mes lèvres baisent sa joue. Elle demande : Ça va ? et je hoche la tête sans mot dire. Une douleur lancinante me broie de l'intérieur. Je lui retourne la question. Elle me toise, répond Ouais, avant d'ajouter :

  • Pourquoi tu fais la gueule ?

Décontenancée, je balbutie :

  • Je ne fais pas la gueule.

Elle soupire, irritée, rétorque un Arrête, je te connais avant de rejeter la couette. Ses pieds touchent le sol et je m'écarte pour la laisser passer. Sa silhouette s'enfuit dans la cuisine et je reste là, les bras ballants, sans savoir si je suis censée l'imiter. Il y a des bruits de couverts, d'assiettes et un éclat de voix, suivi d'un autre, plus masculin. Paul est avec elle, ils se restaurent et je ne bouge pas.

Quelques minutes plus tard, Éva revient se coucher. La tension est palpable et elle me dévisage avec désobligeance. Je baisse les yeux, les clos presque. Un ange passe et j'entends Paul fureter dans les tiroirs. Mes yeux se relèvent, croisent le regard d'Eva, charbonneux et hostile ; ses pupilles ne sont plus que deux têtes d'épingles dont elle aurait fichée les tiges de métal dans ma chair. Je veux essayer de dire quelque chose mais ma gorge, enrouée, ne produit qu'un gémissement sourd. La tête me tourne et un début de vertige m'oblige à m'asseoir sur le bord du matelas, tandis qu'Éva quitte la chambre une seconde fois, en quête de cigarettes. Mon attention se concentre sur les motifs fleuris du drap, le renflement moelleux des oreillers. Avant, j'enfouissais mon visage dans leur tissu lavande, retrouvais avec bonheur l'odeur sensuelle, tropicale d'Eva et il me semble que ces divines parenthèses datent de plusieurs siècles, à présent. Sur la table de nuit, Gainsbourg trône fièrement auprès de la lampe et du cendrier, en radeau équivoque d'une semaine rose et noire. Sa couverture me nargue, atteste du fait que je ne contrôle rien. Éva a déplacé le vase et les lys flétrissent sur la commode, leurs pétales revêtant une teinte maladive. Je constate soudainement que mon manteau est resté sur mes épaules, quand Éva resurgit, réintègre sa place à la droite du lit, café et Benson en main. J'avale ma salive, tente de filtrer mes réflexions, mais son air, si austère à ma vue, me paralyse. Mes reins tressaillent et elle rabroue :

  • Nom d'un chien, vas-tu arrêter de faire la gueule ?!

Éva est ignoble et brusquement, je me relève, tourne les talons pour éviter le pire. L'enfant est là et il n'a pas à subir ces dissensions ; lorsque le corbeau croasse :

  • Mais qu'est-ce que tu fous, enfin ?

C'est plus que je ne peux en supporter – au diable Paul, au diable tout l'univers ! La colère monte, exerce une pression d'adrénaline sur mon esprit en lambeaux et, ivre de souffrance et de frustration, je me mets à hurler :

  • JE N'AI RIEN DIT, JE N'AI RIEN FAIT ET J'EN AI ASSEZ DE M'EN PRENDRE PLEIN LA GUEULE DES QUE MA TETE NE TE REVIENT PAS !

Avant de déguerpir, les yeux embués de larmes. La porte tremble sur ses gonds et le son me fait mal. Quatre à quatre, je dévale les marches, dérape sur les paillassons du voisinage, en priant pour que l'oiseau s'élance à ma poursuite, qu'il se repente et m'entoure de ses ailes ; mais il n'en est rien.

Éva ne me sauvera pas la vie.

J'atteins la rue quand mes jambes flageolent. Il n'y a rien à quoi se raccrocher et je trébuche, me liquéfie sur le macadam, le dos voûté, agité par les spasmes. Mon genou droit s'est fendu et une cloque de sang bave sur ma robe blanche. Je suis une flaque d'eau, une flaque de sang et d'eau et mon gosier s'étrangle de toute cette pluie saumâtre. Une quinte de toux comprime ma poitrine et, alarmée, je pense Je ne peux plus respirer je ne peux plus respirer je ne peux plus respirer, crache un râle d'agonie, semblable à ceux des loups, quand ma voix, d'un coup sec, s'expulse de son abîme. Je sature ma trachée d'air et un cri strident distend le nom d'Eva, encore, encore, cent fois – mais nul ne réagit en ces déserts de silence. Je suis une orpheline, le rebut des mortels.

Démunie, je saisis mon portable, tapote maladroitement sur le clavier, afin qu'Éva m'explique Où es-tu, pourquoi suis-je si négligée ? Et, à l'affût d'une réponse, je patiente en sanglotant. Puis, son écriture se matérialise, formule succinctement : Je ne t'aime pas comme toi, mais ma vision troublée me rend daltonienne des mots et je persiste, en païenne incrédule :

  • Tous ces baisers, ces aveux, ces étreintes, pourquoi les faisais-tu alors, si tu ne m'aimais pas ?

Mon corps convulse, plié en deux et je tire, tant bien que mal, sur ma manche pour étancher le mucus, dont la masse s'accumule sur l'arc de Cupidon. J'éternue et le téléphone vibre dedans mes doigts crispés, affiche fatalement son verdict : Je t'aime, mais je ne suis pas amoureuse de toi.

C'est tout.

Ni remords ni excuses et c'est le cœur annihilé que je m'escrime en vain à assimiler la sentence, abasourdie, qui retentit dans mes tympans à l'instar des trompettes du jugement dernier. Ma bouche murmure : Éva, Éva... avec toi, j'ai été un million de personnes à la fois et, méthodiquement, tu as assassiné chacune d'entre elles.

Au nom de quoi ?

Et je voudrais mourir. Courir jusqu'au pont le plus proche et sauter par-dessus la balustrade. Gabrielle ou le saut de l'ange. Prénom choisi, chute évidente, inconséquente puisqu'il ne me reste rien. Mais la force me manque et, de dépit, je jette au loin ce funeste témoin de mes échecs. La violence de l'impact contre les grilles du jardin d'en face fait de mon cellulaire un artifice d'épaves. Néanmoins, mes doigts ne sont guère soulagés, se plient jusqu'à semer leurs ongles dans mes lignes de cœur et je martèle de mes poings ce trottoir, ces murs qui m'ont menti. Ce n'était pas le paradis – mon Éden se révèle à l'ouest. Accablée, mon regard balaie ce lieu d'exil où j'ai échouée, ce paysage qu'ils ne reconnaissent plus et je me couche sur l'asphalte en larmoyant, arrache des touffes à mes cheveux. Mes cuisses remontent contre mon ventre qui, par instants, se contracte vigoureusement comme pour essorer mon malheur, diffusant ses toxines au compte-goutte dans le reste de mon organisme, en l'honneur d'une conception barbare de l'équité. De mes pores sue un an de gâchis. Nauséeuse, je cale mon front sur la chaussée et sa fraîcheur m'apaise. Je suis vide. Les yeux secs, gonflés, je glisse dans une torpeur, dont les chimères, hospitalières, me font l'effet d'une douce lobotomie et, subitement détachée de tout, j'en viens presque à jouir de tant de décadence. Péniblement, je me hisse sur un coude, le corps trop engourdi pour noter les gravillons qui incrustent l'épiderme. De ma main libre, je griffe mon visage, fais sauter la mince pellicule de sel des rigoles que mes pleurs ont creusées. Je sens un picotement ; mes ongles se sont cassés et éraflent mes joues. Leurs encoches font du bien. Je bascule à genoux, tente de réguler ma respiration – mais la tête me pèse et s'incline à nouveau, allège son trop-plein sur le sol. Les larmes coulent malgré moi, badigeonnent les cailloux.

Je n'y arriverai pas, je ne rentrerai pas à la maison. Mon cœur ressasse : Disparaître ici – quand, des profondeurs de la terre, une plainte s'élève et mon oreille se tend.

Je sais le chant du cygne.








La rupture

-Juin-





Il y eut un silence.

Elle me dit : Regarde-moi souffrir, me tire de ma rêverie. Ses yeux sont plein de larmes qui scintillent sous la lumière pâle de la lampe de chevet, éclatantes et lourdes, semblables aux gouttes de pluie qui glissent et roulent sur les pare-brises. Sa peau a la couleur du lait et ce sont ces infinis miroirs qui subliment sa douleur. Sa lèvre et ses doigts tremblent, jouent nerveusement avec sa cigarette et j'admire un instant les volutes bleutées danser au rythme de son souffle, recouvrir son visage d'un écran de fumée. Je l'ai toujours trouvée bien plus jolie quand elle pleure.

Mes pensées se mêlent à ses phalanges, embrassent sa taille fine, remontent dans ses cheveux. Ils sentent la pomme et leurs boucles brunes étranglent mes souvenirs. Je ne la regarderai pas en face.

D'une voix faible et plaintive, je l'entends murmurer : Je sais que tu m'aimes, et comme ce n'est pas une question, ma bouche reste scellée. J'ai peur d'être en retard et je me demande l'heure qu'il est, mais l'horloge accrochée au mur s'est arrêtée et les aiguilles ne veulent pas parler, elles n'ont plus.

Elle répète : Je sais que tu m'aimes. Le ton est monté d'un cran, un peu plus confiant, un peu plus borné. Au loin nous parvient l'écho d'une conversation, l'éclat d'un rire de femme. Une portière claque et puis plus rien. Je songe à mentionner la vie dehors mais c'est le cadet de ses soucis, alors, comme il faut que je parte et qu'il faut réagir, je m'entends prononcer : Je t'aime bien. Ses sourcils se froncent, elle n'est pas convaincue : Ce n'est pas suffisant ! et je ne peux m'empêcher de penser qu'il s'agit d'un effet de style, parce que tous ces gens qui ne finissent pas leurs phrases, c'est agaçant vraiment, comme une parodie de série-télé, quand le médecin annonce une maladie rare ou que la grand-mère meurt. Aucune réplique ne me vient à l'esprit alors je hausse les épaules. Après tout, ce n'est pas ma faute. Mes tempes sont douloureuses et d'un geste machinal, mon épaule se décolle de la sienne, suivie de ma main, que j'avais laissé choir, écrasée de compassion, sur le haut de sa cuisse. Je m'étire et franchit les trois pas qui me séparent de la cuisine. La tête à l'horizontale, mon visage se presse contre le robinet métallique et le mince filet d'eau qui en découle me rafraîchit un peu. D'un revers de la main, je sèche un peu mes joues ; je l'entends sangloter, il serait de bon ton d'y retourner. Mes pieds me portent jusqu'à la chambre et je la vois, positionnée en tailleur sur le lit défait, ses coudes pointus appuyés sur les cuisses et le front posé contre ses paumes, comme une enfant aux airs ingénu et boudeur. Le vernis rouge de ses ongles m'agacent ; leur couleur vive me semble indécente, presque injurieuse. Ils tranchent avec l'ambiance, fendent en deux l'atmosphère. J'avance encore un peu et me rassois sur le bord du matelas. La nuit risque d'être longue. Mes bras ne savent pas s'y prendre alors ils font comme avant et se déplient doucement autour de ses épaules, mais apparemment, ce n'est pas une bonne idée, parce qu'elle hurle : Regarde-moi souffrir ! et les deux alliances vertes émeraude encadrant ses pupilles s'enroulent et s'agrandissent dans mes yeux de bourreau, de crève-cœur, de pécheresse aux fausses promesses, et j'ai envie, j'ai besoin ! d'air d'air d'air car ma respiration se coupe et m'entaille, mais je ne m'en sortirai pas comme ça, non, elle ne le permettra pas, alors j'oublie l'étreinte mais déjà il est trop tard ; elle saisit mon poignet et, remplie jusqu'à la gorge d'une rage à peine contenue, ses griffes saccagent mon avant-bras. Je les sens pénétrer la chair, la douleur ira jusqu'à l'os mais je ne dirai rien, mais je ne bougerai pas. Bientôt un liquide épais, brûlant, coule le long de l'avant-bras ; le sang perle, recouvre chacun de mes pores de tâches sombres et grenat. Je pense aux entrelacs sur les cartes routières, quand j'étais petite je ne les comprenais pas, mais tout est clair à présent, sans le vert, sans le jaune, sans le bleu de ces lignes éparses. Me voilà soulagée. Elle ne sera pas seule à souffrir, la dette est à moitié payée. Mon corps se raidit, puis s'immobilise, bientôt suivi par son corps à elle et nous restons là, à attendre ce je-ne-sais-quoi qui soulagerait tout. Mais rien ne se passe, il n'y a pas de miracle et le temps fait son œuvre, enfin je crois, l'horloge ne fonctionne toujours pas.

Brusquement, la pression faiblit, puis disparaît tout à fait. Je suis libre. Mon regard se pose sur mon ancienne cage, fascinée que je suis par la souillure de ses ongles, par leur impureté emprunte d'une beauté macabre. Plusieurs minutes s'écoulent ainsi, avec moi abîmée dans ma contemplation et elle dans sa douleur, dans ce geste vain qu'elle n'excusera pas, tant la rancœur est grande. Un bruit lointain, étouffé, attire mon attention. La grosse horloge, celle qui surplombe la cathédrale, fait retentir onze coups à son clocher, une fois, puis deux. Je voudrais m'éloigner mais sa présence pèse sur mes épaules, hostile. Elle me dévisage.

  • S'il te plaît, implore-t'elle, regarde-moi souffrir.

La sommation cogne sous mon crâne, ricoche à l'infini, on dirait les ondes d'une mauvaise fréquence radio. Migraine.

  • Je saigne, dis-je d'une voix neutre. Je dois partir.

  • Attends !

Elle se lève d'un bond, court à la salle de bain puis revient, avant de s'agenouiller à mes pieds.

En adoration, elle lèche le sang séché sur mon avant-bras, cautérise la plaie et je me retrouve avec un pansement tout beau, tout neuf, avec des fleurs et des abeilles dessus.

  • Mon ange, elle murmure, il n'y a rien que je ne ferais pas... Je suis à toi. Je suis à toi ! Je serai l'infirmière et l'enfant, la maîtresse et l'amie, le livre dans ta poche, chacune de tes pensées. Je serai tout.

  • Je ne suis pas amoureuse de toi.

  • Je t'en prie...

  • Jamais.

  • Jamais ?

Le mot la choque. Elle voudrait se lever mais n'y parvient pas, ses jambes se dérobent sous son poids, dans son cœur tout s'effondre, implose et se noie et me voilà promue bouée de sauvetage. Elle saisit mon mollet gauche, le rapproche de sa joue et sa bouche se colle à mon genou, l'embrasse avec une frénésie désespérée. C'en était presque comique. Le manège continue et elle atteint ma cuisse, j'aurais dû mettre un jean. D'un coup d'épaule, elle fait choir les fines bretelles qui retiennent sa robe et ses seins se dévoilent, fermes et gorgés de sève. Dans le creux de mon ventre, les papillons s'éveillent, l'envolée n'est pas loin mais je ne peux pas de toute façon, alors je plonge mes doigts dans ses cheveux et la tire en arrière. Je dis : Ne fais pas l'idiote, et ses mains se rejoignent comme pour une prière, elle suffoque, elle gémit : S'il te plait, s'il te plait, s'il te plait... Ses oreilles n'écoutent plus mais il faut rester ferme et comme je dois partir, je répète : Ne fais pas l'idiote, un peu plus fort cette fois.

  • En plus, tu ne crois pas en Dieu.

  • Je crois en l'amour, réplique-t'elle.

  • Y a pas d'amour.

Le silence retombe et pour donner le change, j'allume une cigarette. La première bouffée m'apaise, la seconde est comme toutes les autres.

La fille pleure. Je fouille dans ma mémoire à la recherche de la bonne attitude à adopter, mais on ne donne jamais de conseils sur ces fins-là dans les contes de fée.

Les sanglots se transforment en hoquets compulsifs, impossibles à réprimer.

Elle dit : Regarde-moi saigner, et son chagrin brûlant forme des coulées de lave, creuse des cernes et rougit la pointe de son nez retroussé. Il y a des secousses dans sa cage thoracique et ça lui coupe la respiration à chaque fois, alors entre deux sursauts, elle avale des bols d'air. Ca n'a pas l'air de changer grand chose. La sueur perle sur son front, elle courbe l'échine, s'écroule sur le parquet ; la scène est belle, on dirait qu'elle avorte du soleil.

  • Je t'aime tant, ça me fait mal. Ca ne te fait rien ?

J'interroge ma conscience mais elle reste muette. Mon cerveau, lui, pense à l'heure qu'il est. Je fatigue.

  • Il y en aura d'autres. Ce sera encore meilleur.

  • C'est faux. Regarde-moi souffrir... Je vais crever et ce sera la fin.

  • Ca ira mieux demain.

Elle se tait, on ne refait pas l'histoire et je suis inflexible.

Elle pense : I-rré-ver-sible et je l'entends gémir, tout doucement, les poings serrés contre sa poitrine .

Vérité de merde. Ses derniers espoirs se cassent la gueule.

Elle recommence à pleurer, discrètement, le souffle court. Je me sens de trop et je me dis qu'il faut y aller, alors je fais :

  • On restera amies, c'est chouette aussi.

  • Oui, répond-elle tout bas.

Elle sait que je mens et moi je sais qu'elle sait. L'accord est tacite, on fait semblant. Je déplie mes jambes, montées sur ressort et je me dirige vers la porte. J'entends un chuchotement, la dernière volonté du condamné :

  • Regarde-moi souffrir...

Mais le cœur n'y est plus. Je me retourne et ses yeux ne reflètent que du vide, toute vie a quitté son regard, ce ne sont plus que deux tunnels noirs et glacés. La main sur la poignée, je marque une pause.

  • Désolée, je dis.

La porte claque et me voilà dehors. Ce n'est pas de ma faute.

Après tout, je suis en retard.





Trois ans après les faits, Éva emménagea chez son nouvel amant et, lors d'un déjeuner, remarqua avec une pointe d'amusement que leurs destins étaient immanquablement liés : à son image, Monsieur F... n'aimait pas les pommes.


L'histoire ne dit pas ce qu'il advint de Gabrielle.




2012























©2020 Gwenaëlle Anna B.

©photo Olivia Bee

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